Commenté indistinctement par les historiens, l’Alger français, celui des années 1950, tel que vécu par les Algériens eux-mêmes, n’a été que trop peu montré. Cet Alger-là revient du dedans soixante ans après l’indépendance du pays, sous la plume de l’une des anciennes combattantes de l’Armée de libération nationale (ALN), Zohra Drif. Son ouvrage*, précis et factuel, enrichi de photographies et documents d’époque, s’attache d’abord à conjurer l’oubli, ne pas « enterrer un pan fondamental de l’histoire », écrit-elle. Il rend compte également de l’engagement d’une femme dans la révolution de novembre 1954, et à travers elle, celui de ses sœurs et frères d’armes. « J’ai décidé de repartir à la recherche des miens, enfouis dans mon silence, et de leur donner de la voix, de parler au nom de toutes celles et tous ceux qui ne sont pas revenus. »
Le témoignage de cette survivante, lourd de détails et de vérités, vient combler une période charnière de la guerre contre le colonialisme où les rafles, les arrestations, les disparitions et les exécutions ensanglantent Alger qui devient, sous les mains du sanguinaire Massu et de ses acolytes, « la capitale mondiale de la torture ». S’impose donc au lecteur de le lire avec attention, de s’approprier les noms et les visages, de sentir les douleurs et les enchantements, de respirer les parfums de l’espérance et l’odeur âcre de la mort. Ici, guère de personnages, de décors ou de fictions. Ce sont des gens, de vraies gens, « qui ont décidé de briser les chaînes cruellement oppressantes de la colonisation, payant de leur chair, de leur âme et de leur sang le tribut à la libération de notre peuple et l’indépendance de notre pays ». Des gens, des héros. Et des héroïnes.
« La parole est aux armes »
Zohra Drif, deuxième de huit enfants, naît à Tiaret d’une famille « pétrie dans l’Algérie, sa terre, son peuple, son histoire et sa culture », qui, face au cinglant mépris des Français, porte le burnous et le chèche pour rappeler que l’« indigène » est bel et bien chez lui. Entourée par une mère au fort caractère et un père cadi qui sera son formateur politique, elle comprend très tôt que « [sa] terre était occupée au sens du viol et du vol, et que le roumi en était à la fois le violeur et le voleur ». La misère, l’injustice, l’humiliation et le racisme sont autant de ferments qui vont l’éveiller à la révolte. « À leurs yeux, nous n’étions que des “Fatma” et des “Mohamed”, pour être femmes de ménage ou porteurs, dressés pour nettoyer leurs saletés ou porter leurs fardeaux. »
L’auteure raconte son adolescence au lycée Fromentin avec sa copine Samia Lakhdari, l’internat, ses innombrables lectures, « une longue période de maturation et de prise de conscience », jusqu’à ce 1er novembre 1954, déclenchement de la révolution. Bachelière cette année-là, elle n’a pas encore 20 ans et explose de joie. Elle qui connaît parfaitement ses classiques comprend rapidement que les leçons enseignées par la patrie des droits de l’homme et du citoyen ne sont qu’une vaste imposture. « Depuis les massacres du 8 mai 1945 à Sétif, Guelma et Kherrata, nous avions une rivière de sang qui nous séparait des Français. »
Zohra et Samia sont, avec quatre de leurs pairs, les six indigènes sur les 200 étudiants que compte l’université de droit. S’il s’agit au départ de mieux travailler que les Français, s’affirme bientôt leur besoin impérieux d’entrer en contact avec les déclencheurs de la révolution. Fini les longues tirades et les grands discours, les articles de journaux et les conférences : « La parole est aux armes. » Alger, dont les quartiers arabes et européens sont séparés par un apartheid de fait, en est le terrain de prédilection. « Nous n’arrivions plus à supporter la vision de ces Européens heureux, baignant dans la douceur de vivre, la quiétude et la paix pendant que les nôtres se faisaient réprimer et massacrer, incendier et violer dans les djebels et les douars. »
Les premiers contacts avec le FLN se nouent. Avec Samia, elle remet l’argent aux épouses et mères des militants arrêtés, disparus ou exécutés. L’occasion pour l’auteure de rendre hommage à ces Algériennes qui « ont assuré notre base arrière sans laquelle nous n’étions rien lorsqu’elles n’étaient pas les premières à faire face aux bruits et à la fureur de la soldatesque française, de sa police et de ses harkis. Elles entretenaient quotidiennement, dans une chaîne ininterrompue de générations, de mères en filles, l’immense, le profond jardin de notre Histoire dévasté régulièrement et méthodiquement par l’ennemi depuis 1830, en tissant et (re)tissant les fils ténus de notre mémoire. »
Vue de l’intérieur et vécue dans un présent continu, cette écriture chronologique de l’Histoire fait une part belle à l’émotion, où les rires et les larmes se confondent, où des moments de courage hors du commun côtoient des moments d’effroi. Mais les combattantes n’oublient jamais la réalité accablante de leur condition. Une réalité qui les conforte dans la certitude d’une justice immanente. Ainsi, l’exécution à la guillotine d’Ahmed Zabana, le premier révolutionnaire condamné à l’échafaud, le 19 juin 1956, sous les « Tahya el Djazair » (Vive l’Algérie), ne fait que confirmer un destin accepté et partagé par tous : on meurt oui, mais on ne meurt pas pour rien ; et il n’y a là aucun fatalisme, mais la conviction absolue de remporter la victoire. « Évidemment, nous n’avions ni les moyens militaires et de police du pouvoir colonial, ni sa presse et ses moyens de propagande, ni son argent et ses moyens économiques. Mais nous avions le soutien de notre peuple, la force et la légitimité de notre idéal et, surtout, nous étions chez nous, sur notre terre, spoliée mais nôtre. Alors qu’ils y étaient étrangers, même après 126 ans de colonisation. Voilà pourquoi malgré leurs moyens colossaux, leur artillerie, leur aviation, leurs navires, leurs bombes au napalm, leurs tortionnaires et leurs assassins professionnels, leurs médias et même leurs actualités filmées, leurs colons et leurs ultras, nous regardions les Français comme de vils usurpateurs, comme des voleurs et violeurs de cette terre, dont ils partiraient un jour ou l’autre », commente l’auteure.
« On ne naît pas combattante, on le devient »
Nous sommes dans la Casbah, bastion de la capitale, citadelle d’une Algérie imprenable où le youyou est « un cri de ralliement qui épouvante l’ennemi », où on chante l’hymne national pour s’endormir, où ceux qui meurent ressuscitent dans le cœur des vivants. Dans la nuit du 9 au 10 août 1956, rue de Thèbes, une bombe tue pendant leur sommeil plus de soixante-dix personnes et en blesse des centaines d’autres. Le FLN décide de riposter en utilisant les mêmes méthodes. Les jeunes filles, qui ont l’avantage de l’apparence européenne, deviennent « volontaires de la mort » – même Mama Zhor, la mère de Samia, « douce complice et couverture de toujours », habituée aux gandoura et foulard, porte sans trembler le tailleur Chanel gris perle, les chaussures et le sac assortis… Leur mission : déposer des bombes. À un barrage, un militaire leur demande ce qu’elles cachent dans leur sac de plage. Djamila répond en souriant : « Des bombes pardi ! » Et tout le monde rit de la bonne blague. Le dernier dimanche de septembre 1956, Samia se rend dans une cafeteria rue Michelet, Djamila à l’agence d’Air France au Maurétania et Zohra au Milk Bar de la rue d’Isly, « symbole de l’insouciance insultante [des Europééens], leur coupable indifférence à nos malheurs et l’arrogance du pouvoir colonial puisque ce café-bar jouxtait la place Bugeaud, du nom du sinistre général exterminateur de notre peuple ».
Racontée par ceux qui l’ont faite, la guerre prend évidemment tout son sens. Elle n’est plus le fac-similé d’une histoire détachée de son contexte, diversement interprétée. Elle ne convoque pas seulement l’affectivité, mais s’en remet aux faits objectifs : « L’unique cas où un peuple a le droit et le devoir de prendre les armes, c’est lorsque son pays, lui-même et son territoire sont agressés par une force extérieure. Cela s’appelle la légitime défense. Tel était notre cas en novembre 1954 », souligne Zohra Drif. Et d’ajouter un peu plus loin, comme pour répondre aux moralistes philosophico-médiatico-humanistes et autres donneurs de leçons : « Quoi que disent nos ennemis, nous ne sommes ni des assassins, ni des criminels froids et brutaux. Nous sommes des hommes et des femmes, humains, trop humains pour être dépourvus de grain de sable et d’émotion. Surtout lorsque nous sommes mus par l’amour : l’amour de cette terre, de ce pays, de ce peuple, de sa liberté. C’est ça l’amour de la vie. De plus, on ne naît pas combattante on le devient. »
Sous fond de perquisitions, traques, chasse au faciès et bouclages de quartiers, cette combattante partage ainsi la lutte des Hassiba Ben Bouali et Ali la Pointe, « deux parts [d’elle]-même », qui finiront déchiquetés dans l’explosion d’un quartier entier de la Casbah, en octobre 1957. Celui de Yacef Saâdi, chef de la Zone autonome d’Alger, de Djamila Bouazza, du Petit Omar, de Djamila Bouhired ou encore de Larbi Ben M’hidi qui « faisait partie de cette poignée d’hommes et de femmes dont l’humanité n’enfante qu’une fois, tous les siècles », mais aussi des Français Danielle Minne, Raymonde Peschard, Pierre Chaulet, et bien d’autres… « une organisation de militants, souvent très jeunes, humains, pleins de vie et adorant la vie, mus par l’idéal sacré de libérer notre pays et notre peuple, prêts à mourir pour leur noble objectif ».
Les événements marquants sont soigneusement rapportés, comme le rapt de l’avion transportant les dirigeants du FLN, l’inscription de la question algérienne à l’Onu, la grève des huit jours ou encore les pouvoirs de vie et de mort donnés à Massu sur le grand Alger à partir de janvier 1957, par une « Assemblée nationale dominée par la gauche et où le Parti communiste était largement représenté ». Les séances de torture – gégène, baignoire, bouteille, chalumeau, tenaille – sont là qui rappellent que la France libre a bien appris de ses oppresseurs d’hier. « Le nazisme n’est pas mort avec la mort d’Hitler. La preuve ? Cette nuit [du 2 au 3 février 1957, les paras entrent dans la maison des Bouhired et torturent ses habitants, dont les enfants], l’armée française était nazie à la Casbah. Mes larmes coulaient et le sang me martelait les tempes lorsque je fus secouée encore par des cris insupportables à entendre. Des cris d’animaux blessés, des cris de suppliciés qui ne s’effaceront jamais de ma mémoire. »
On suit aussi le procès de Djamila et de ses compagnons défendus par un tout jeune Jacques Vergès qui convainc les membres du FLN de revendiquer leurs actions au nom de l’indépendance de leur pays, alors que la guillotine abat son plein de condamnés. Cette stratégie de rupture, écrit Zohra Drif, aura montré que le tribunal d’Alger était « arbitraire, incompétent, étant celui d’une puissance d’occupation », comme il a permis de « faire tomber les masques des médias locaux et de “la population civile innocente” des pieds-noirs qui apparurent sous leur vrai visage à la face de la presse internationale ».
« Une défaite non digérée à ce jour »
Cet ouvrage pensé et mûri offre une somme de connaissances sur une guerre qui n’a pas livré tous ses secrets. Les historiens et les chercheurs sont invités à répondre à des questions encore insolubles, lorsque toutes les archives seront accessibles, telle celle de découvrir pourquoi Larbi Ben M’hidi a été exécuté sans procès, sans jugement et sans condamnation sur ordre du pouvoir politique français. Une France qui ne s’est jamais excusée pour les actes commis pendant 132 ans de colonisation, « [une] France et son armée [poussées] dans une spirale folle et aveugle qui les mènera […] tout droit à la défaite, non digérée à ce jour ».
Arrêtée avec Yacef Saâdi le 25 septembre 1957 et condamnée à vingt ans de travaux forcés pour « terrorisme », Zohra Drif sera libérée en 1962.
* Mémoires d’une combattante de l’ALN, Zone autonome d’Alger, Zohra Drif, Chihab Éditions, novembre 2013, 608 p., 13 euros.