Avec Ariella Aïsha Azoulay, on a en quelque sorte le chaînon manquant dans la compréhension du sionisme et de l’antisionisme. C’est du moins le cas pour moi.
Ceux qui s’intéressent à la situation du peuple palestinien connaissent généralement le(s) point(s) de vue des sionistes, ne serait-ce que ce qu’on peut lire dans la presse grand public; ils connaissent le(s) point(s) de vue des Palestiniens, celui des Juifs antisionistes (par exemple Ilan Halevi) ou post-sionistes (par exemple Shlomo Sand) mais la découverte pour moi c’est Ariella Aïsha Azoulay qui se définit comme de mère juive palestinienne (son père était un Juif originaire d’Algérie).
Ariella Aïsha Azoulay développe une approche qui, de mon point de vue, comporte des aspects particulièrement originaux. Celui qui m’a le plus frappé c’est ce qu’elle écrit sur l’exceptionnalisation de la souffrance des Juifs comme pendant de l’exceptionnalisation de la violence génocidaire du nazisme, la victoire sur ce dernier faisant de l’entité sioniste l’emblème de la puissance occidentale. Un grand récit de la lutte du bien contre le mal qui a contraint les Juifs à se transformer de «survivants traumatisés en bourreaux»: victime – bourreau simultanément, c’est bien ce que nous entendons quand nous écoutons les sionistes se présenter en victimes tout en exposant ce qu’ils considèrent être leur force et leur capacité à en user comme ils le font en ce moment en massacrant des civils à Gaza.
Présenté et traduit de l’anglais par Mounadil al Djazaïri
Le sionisme a tué le monde judéo-musulman
Un entretien avec Ariella Aïsha Azoulay, Jacobin (USA) 11 avril 2024, traduit de l’anglais par Djazaïri
Dans une interview avec Jacobin , la cinéaste et universitaire Ariella Aïsha Azoulay retrace comment l’exploitation du sionisme par les puissances occidentales a conduit non seulement au nettoyage ethnique de la Palestine, mais aussi à la disparition des communautés juives à travers le Moyen-Orient.
Entretien conduit par Linda Xheza
Née en Israël, Ariella Aïsha Azoulay, cinéaste, commissaire d’exposition et universitaire, rejette l’identité israélienne. Avant de devenir Israélienne à dix-neuf ans, sa mère était simplement juive palestinienne. Pendant une grande partie de l’histoire, cette combinaison de mots n’avait rien d’inhabituel. En Palestine, une minorité juive a vécu en paix aux côtés de la majorité musulmane pendant des siècles.
Cela a changé avec le mouvement sioniste et la fondation d’Israël. Le nettoyage ethnique des Juifs d’Europe conduira, grâce aux sionistes européens, non seulement à celui des musulmans de Palestine mais aussi à celui des Juifs du reste du Moyen-Orient, avec près d’un million de personnes fuyant à la suite de la guerre israélo-arabe de 1948, dont beaucoup vers Israël.
Dans une interview avec Jacobin, Azoulay replace le génocide israélien à Gaza dans le contexte de l’histoire longue de l’impérialisme européen et américain. Azoulay est professeur de littérature comparée à Brown [université de la côte est des États Unis] et auteur de Potential History: Unlearning Imperialism (Verso, 2019).
LINDA XHEZA : Vous vous identifiez comme juive palestinienne. Pourriez vous nous en dire plus à ce sujet ? Pour beaucoup de gens, ces mots s’opposent.
ARIELLA AÏSHA AZOULAY : Que ces termes soient compris comme s’excluant mutuellement, ou en opposition, comme vous le suggérez, est le symptôme de deux siècles de violence. En quelques générations, des Juifs de diverses origines vivant partout dans le monde ont été privés de leurs divers attachements à la terre, aux langues, aux communautés, aux professions et aux formes de partage du monde.
La question qui devrait nous préoccuper n’est pas de savoir comment donner un sens à la prétendue impossibilité de l’identité juive palestinienne, mais plutôt l’inverse : comment se fait-il que l’identité fabriquée, connue sous le nom d’Israélienne, ait été reconnue comme chose ordinaire par beaucoup à travers le monde après la création de l’État en 1948 ? Non seulement cette identité obscurcit l’histoire et la mémoire des diverses communautés et formes de vie juives, mais elle obscurcit également l’histoire et la mémoire de ce que l’Europe a fait aux Juifs en Europe, en Afrique et en Asie dans ses projets coloniaux.
Israël a en partage avec ces puissances impériales l’intérêt d’occulter le fait que «l’État d’Israël n’a pas été créé pour le salut des Juifs ; il a été créé pour le salut des intérêts occidentaux », comme l’écrivait James Baldwin en 1979 dans sa « Lettre ouverte aux Born Again ». Dans sa lettre, Baldwin compare lucidement le projet colonial euro-américain pour les Juifs avec le projet américain pour les noirs au Libéria : « Les Américains blancs responsables de l’envoi d’esclaves noirs au Libéria (où ils travaillent toujours pour la plantation de caoutchouc de Firestone) n’ont pas fait cela pour les libérer. Ils les méprisaient et voulaient s’en débarrasser.»
Avant la proclamation de l’État d’Israël et sa reconnaissance immédiate par les puissances impériales, l’identité juive palestinienne était l’une des nombreuses identités qui existaient en Palestine. Le terme « Palestinien » n’avait pas encore de connotation racialisée. Mes ancêtres maternels, qui ont été expulsés d’Espagne à la fin du XVe siècle, se sont retrouvés en Palestine avant que le mouvement euro-sioniste ne commence ses actions là-bas et avant que le mouvement ne commence progressivement à confondre l’aide aux Juifs en réponse aux attaques antisémites en Europe avec l’imposition d’un projet de colonisation sur le modèle européen auquel les Juifs pourraient participer – un projet non seulement interprété comme un projet de libération juive mais fondé sur une croisade européenne contre les Arabes. La décolonisation nécessite de retrouver les identités plurielles qui existaient autrefois en Palestine et dans d’autres endroits de l’Empire ottoman, notamment ceux où coexistaient juifs et musulmans.
LINDA XHEZA : Dans votre film le plus récent, «Le monde comme un joyau dans la main», vous évoquez la destruction d’un monde islamo-juif partagé. Vous mettez en avant un appel lancé par des Juifs qui, à la fin des années 1940, ont rejeté la campagne sioniste européenne et ont exhorté leurs compatriotes juifs à résister à la destruction de la Palestine. Compte tenu de la récente destruction de vies, d’infrastructures et de monuments à Gaza, pensez-vous qu’il est encore possible pour les juifs et les musulmans de récupérer leur monde commun ?
ARIELLA AÏSHA AZOULAY : Tout d’abord, la partie historique. Les sionistes ont cherché à effacer à jamais cet appel des Juifs antisionistes de nos mémoires. Ces anciens juifs faisaient partie d’un monde judéo-musulman et ils ne voulaient pas en sortir. Ils ont mis en garde contre le danger que le sionisme représente pour les Juifs comme eux dans ce monde qui existait entre l’Afrique du Nord et le Moyen-Orient, y compris en Palestine.
Nous devons rappeler que jusqu’à la fin de la Seconde Guerre mondiale, le sionisme était un mouvement marginal et sans importance parmi les populations juives du monde entier. Ainsi, jusqu’à cette époque, nos aînés n’avaient même pas à s’opposer au sionisme ; ils pouvaient simplement l’ignorer. Ce n’est qu’après la Seconde Guerre mondiale, alors que les Juifs survivants en Europe – qui n’étaient pour la plupart pas sionistes avant la guerre – n’avaient presque nulle part où aller, que les puissances impériales euro-américaines ont saisi l’opportunité de soutenir le projet sioniste. Pour eux, il s’agissait d’une alternative viable au maintien des Juifs en Europe ou à leur migration vers les États-Unis, et ils ont utilisé les organismes internationaux qu’ils ont créés pour accélérer sa réalisation.
Ce faisant, ils ont propagé le mensonge selon lequel leurs actions constituaient un projet de libération juive, alors qu’en réalité, ce projet a poursuivi l’éradication de diverses communautés juives bien au-delà de l’Europe. Et pire encore, la libération juive a été utilisée comme une autorisation et une raison pour détruire la Palestine. Cela n’aurait pas pu être entrepris sans qu’un nombre croissant de Juifs ne deviennent les mercenaires de l’Europe : les Juifs qui avaient émigré en Palestine alors qu’ils fuyaient ou après avoir survécu au génocide en Europe, les Juifs palestiniens qui ont précédé l’arrivée des sionistes et les Juifs qu’on a persuadés de venir en Palestine ou laissés sans autre choix que de quitter le monde judéo- musulman depuis qu’Israël a été créé, avec le programme clair d’être un État anti-musulman et anti-arabe – tous ont été encouragés par l’Europe et les sionistes européens à voir les Arabes et les musulmans comme leurs ennemis.
Il ne faut pas oublier que les musulmans et les Arabes n’ont jamais été les ennemis des Juifs et, par ailleurs, qu’un grand nombre de ces Juifs vivant dans le monde à majorité musulmane étaient eux-mêmes Arabes. Ce n’est qu’avec la création de l’État d’Israël que ces deux catégories – Juifs et Arabes – sont devenues mutuellement exclusives.
La destruction de ce monde judéo-musulman après la Seconde Guerre mondiale a permis l’invention d’une tradition judéo-chrétienne, qui deviendra dès lors une réalité, puisque les Juifs ne vivent plus en dehors du monde chrétien occidental. La survie d’un régime juif en Israël nécessitait davantage de colons, et les Juifs du monde juif musulman furent donc contraints de partir pour faire partie de cet ethno-État. Détachés et privés de leurs histoires riches et diverses, ils pourraient être socialisés à ce rôle que leur assigne l’Europe – mercenaires de ce régime colonial de peuplement pour restaurer la puissance occidentale au Moyen-Orient.
Comprendre ce contexte historique ne réduit pas la responsabilité des auteurs sionistes pour les crimes qu’ils ont commis contre les Palestiniens au fil des décennies ; cela rappelle plutôt le rôle de l’Europe dans la destruction et l’extermination des communautés juives principalement, mais pas seulement, en Europe, et son rôle dans la remise de la Palestine aux sionistes, les représentants présumés des survivants de ce génocide qui formaient un avant-poste occidental pour ces mêmes acteurs européens au Moyen-Orient.
Paradoxalement, le seul endroit au monde où Juifs et Arabes – dont la plupart sont musulmans – partagent aujourd’hui le même morceau de terre se trouve entre le fleuve Jourdain et la mer. Mais depuis 1948, ce lieu est marqué par la violence génocidaire. Les questions urgentes sont désormais de savoir comment mettre fin au génocide et comment arrêter l’introduction d’armes supplémentaires dans cette région.
Dans Eichmann à Jérusalem , Hannah Arendt décrit les sentiments contradictoires ressentis par les survivants juifs de l’Holocauste au cours des années qu’ils ont passées dans les camps de personnes déplacées en Europe. D’un côté, dit-elle, la dernière chose qu’ils pouvaient imaginer était de vivre à nouveau avec les agresseurs ; d’un autre côté, dit-elle, ce qu’ils désiraient le plus était de retourner chez eux. Il ne faut pas s’étonner qu’après le génocide de Gaza, les Palestiniens ne puissent plus imaginer partager un monde avec leurs bourreaux, les Israéliens. Pour autant, est-ce une preuve que ce monde, où Arabes et Juifs sionistes se sont retrouvés ensemble, doit également être détruit pour reconstruire la Palestine sur ses cendres ? Ce n’est que grâce à l’imagination politique impériale euro-américaine qu’une tragédie de l’ampleur de la Seconde Guerre mondiale et de l’Holocauste aurait pu se terminer par des solutions aussi brutales que les partitions, les transferts de population, l’ethno-indépendance et la destruction de mondes.
Nous, à l’échelle mondiale, avons l’obligation de revendiquer ce que j’appelle le droit de ne pas être un fauteur de violences et de l’exercer de toutes les manières possibles. Les dockers qui refusent d’expédier des armes en Israël, les étudiants qui s’engagent dans des grèves de la faim pour faire pression sur leurs universités afin qu’elles désinvestissent, les Juifs qui perturbent leurs communautés et leurs familles et réclament leurs droits ancestraux d’être et de parler en tant qu’antisionistes, les manifestants qui occupent les bâtiments de l’État. et les gares et risquent d’être arrêtés — ils sont tous motivés par ce droit même s’ils ne l’articulent pas en ces termes. Ils comprennent le rôle que jouent leurs gouvernements, et plus largement les régimes sous lesquels ils sont gouvernés en tant que citoyens, dans la perpétuation de ce génocide, et ils comprennent, comme le dit le slogan bien connu, que cela est commis en leur nom.
LINDA XHEZA : Ceux qui réclament un cessez-le-feu sont également juifs. Mais même les voix juives sont réduites au silence. En Allemagne, par exemple, le travail d’artistes juifs bien établis a été censuré. Pensez-vous qu’il y a un intérêt à renforcer un discours dominant mis en place depuis 1948 par l’Occident et l’État d’Israël tout en réprimant les voix juives qui s’opposent à la violence perpétrée en leur nom ?
ARIELLA AÏSHA AZOULAY : Il est vrai que des voix juives sont réduites au silence, mais cela n’a rien de nouveau. Les voix juives ont été réduites au silence immédiatement après la Seconde Guerre mondiale, lorsque les survivants n’ont eu d’autre choix que de rester des années déracinés dans des camps. Pendant cette période, les biens pillés au sein de leurs communautés, plutôt que d’être restitués dans les endroits d’Europe d’où ils ont été pillés, ont été partagés comme des trophées par la Bibliothèque nationale de Jérusalem et la Bibliothèque du Congrès de Washington. Et non seulement le traumatisme collectif des survivants – et de nous, leurs descendants – n’a pas été pris en compte, mais nous avons été réduits au silence par ce mensonge d’un projet de libération fondé sur un récit sioniste de libération par la colonisation de la Palestine, qui à son tour fournirait aux puissances euro-américaines une nouvelle colonie pour servir leurs intérêts impériaux.
L’exceptionnalisation de la souffrance des Juifs n’était pas un projet discursif juif mais occidental, faisant pendant à l’exceptionnalisation de la violence génocidaire des nazis. Dans le grand récit du triomphe occidental sur cette force ultime du mal, l’État d’Israël est devenu un emblème de la force de l’Occident et a marqué la pérennité du projet impérial euro-américain. Dans le cadre de ce grand récit, les Juifs ont été contraints de se transformer de survivants traumatisés en bourreaux. Des Juifs du monde entier ont été envoyés [en Palestine] pour gagner une bataille démographique, sans laquelle le régime israélien ne pourrait pas durer. Les deuxième et troisième générations nées de ce projet sont nées sans histoire ni souvenir de leurs ancêtres antisionistes ou non sionistes, et encore moins de souvenirs des autres mondes dont faisaient partie leurs ancêtres. De plus, ils étaient totalement dissociés de l’histoire de ce qu’était la Palestine et de sa destruction. Ils étaient donc des proies faciles pour un État-nation vendu par les sionistes et les puissances euro-américaines comme le point culminant de la libération juive.
La Nakba, en ce sens, n’était pas seulement une campagne génocidaire contre les Palestiniens mais aussi, en même temps, contre les Juifs, à qui l’Europe a imposé une autre «solution» après la finale. Sans le financement et l’armement massifs par les puissances impériales, les massacres à Gaza auraient cessé en peu de temps, et les Israéliens devraient se demander ce qu’ils faisaient, comment ils en sont arrivés à ce point, et seraient obligés de réfléchir sur le 7 octobre et se demander pourquoi cela s’est produit et comment parvenir durablement à ce que tous puissent vivre entre le fleuve et la mer.
Les voix juives dans des pays comme l’Allemagne ou la France continuent d’être les premières à être réduites au silence afin de maintenir à la fois la colonie sioniste et la cohésion fabriquée d’un seul peuple juif qui pourrait être représenté par des forces soutenant le projet euro-américain de suprématie blanche. Rien d’autre. La nature génocidaire du régime israélien est apparue au grand jour et ne peut plus être cachée à personne.
LINDA XHEZA : Pensez-vous qu’il y a encore une possibilité d’espoir pour les Palestiniens et pour ceux d’entre nous qui voulons revendiquer un monde à partager avec les autres ?
ARIELLA AÏSHA AZOULAY : S’il n’y a aucun espoir pour les Palestiniens, il n’y a aucun espoir pour aucun d’entre nous. La bataille de Palestine dépasse la Palestine, et tous ceux qui protestent partout dans le monde le savent.
CONTRIBUTRICES
Ariella Aïsha Azoulay est essayiste cinématographique, commissaire d’exposition et professeur de culture moderne et de littérature comparée à l’Université Brown. Linda Xheza écrit sur la photographie et l’immigration à l’École d’analyse culturelle d’Amsterdam, Université d’Amsterdam.
Source : JACOBIN
Version française : https://mounadil.wordpress.com