Les films et productions arabes n’étaient pas nombreux au rendez-vous de l’édition 2017 du Festival de Cannes mais la Tunisie, elle, était bien présente dans la compétition officielle « Un Certain Regard » avec un film de Keouther Ben Hania « La belle et la meute ». 90 minutes de bon cinéma divisé en séquences / chapitres avec une caméra en plan séquence donnant au déroulement un sens de la réalité plus développé. Lors d’une fête étudiante, Mariam, jeune tunisienne croise le regard de Youssef. Quelques heures plus tard, nous la voyons plongée dans un grave problème, en état de choc, errant, ne sachant quoi faire. Une longue nuit commence pour elle où elle va devoir lutter farouchement pour ses droits et sa dignité. Mais comment réclamer justice et avoir gain de cause lorsque les décisionnaires sont eux-mêmes les bourreaux ?
Le film produit par Habib Attia, est fort, courageux avec des scènes révoltantes et poignantes. Les principaux rôles tenus par Mariam Al Ferjani et Ghanem Zrelli, dont le jeu est ordinaire dans certaines scènes et bien plus présent et fort dans d’autres.
Nayla Abdelkhalek : Lorsqu’on observe le climat social, économique et politique des pays arabes, principalement ceux ayant vécu des révolutions, et que l’on travaille dans le domaine de la culture, s’y imposant malgré toutes les contraintes, comment vous placez-vous ? Comment Keouther se voit-elle dans ce climat ?
Keouther Ben Hania : Pour commencer, la chose la plus importante à mes yeux est de faire des films, de raconter des histoires que j’aime. Il est vrai que ce climat « en chantier », conflictuel mais aussi excitant, pour moi en tant que réalisatrice et artiste crée un contexte où il y a énormément d’histoires à raconter et de voix à faire entendre… En effet, ce sont des temps idéaux pour la création et la créativité.
Les gens sont fragilisés dans un pareil contexte. Quand on voit le film, on voit qu’il y a des sujets qui sont très courageux, peut-être dangereux quand il s’agit de sécurité corrompue, de policiers qui violent, d’abus de pouvoir… Il n’y a pas de crainte quand on écrit un scénario et qu’on arrive à une pareille écriture ? On ne se pose pas des questions sur l’effet que ça pourrait avoir ?
Si. Il va de soi que ça crée un débat et c’est tant mieux. Vous savez en Tunisie on parle de tout. Il y a une forme de liberté d’expression qu’on a arrachée après la révolution, sur laquelle on ne peut pas céder par peur, justement l’un des slogans de la révolution c’était « plus jamais peur » et indépendamment de ça, ce qui est particulier dans mon film c’est qu’il a été soutenu par le ministère de la culture. Donc la Tunisie et l’argent public sont deux partenaires très solides dans le film.
Ceci témoigne d’un grand changement en Tunisie qui est en train de prendre place.
Changement dans quel sens ?
Dans le sens où on peut parler de tout. Il n’y a pas de censure en Tunisie, à moins que ce ne soit de l’auto censure. Donc le sujet du film fait partie des sujets à débattre et moi, quand je fais un film, je ne le fais pas pour plaire ou déplaire, je raconte l’histoire que j’ai envie de raconter.
La compétition « Un Certain Regard » est importante pour donner l’espace à ce cinéma qui n’est pas nécessairement fait pour plaire. Racontez-NOUS votre parcours depuis, comment le rêve a-t-il commencé et comment êtes-vous forgé une place ?
Je suis quelqu’un qui aime beaucoup la littérature, qui aime beaucoup le cinéma. Le fait de raconter des histoires est un peu ma passion, et il se trouve qu’un jour j’ai découvert à Tunis la Fédération Tunisienne des Cinéastes Amateurs, un cinéma amateur qu’on fait le dimanche avec très peu de moyens ; et c’est à partir de là que je me suis dit « je vais en faire mon métier. Et donc j’ai fait des études, à Tunis et à Paris, de réalisation et de scénario et j’ai décidé de commencer à faire des films et à en faire mon métier.
C’est la deuxième présence à Cannes.
Oui, la première était avec le film « Le Challat de Tunis » en 2014 à l’ACID, une section parallèle du Festival de Cannes, et nous voilà trois ans après, en 2017, avec « la Belle et la Meute » à Un Certain Regard sachant que les deux films sont produits par le Habib Attia.
Pourquoi avoir sectionné votre film en chapitres, en plus de faire à chaque fois des plans séquences ? Pourquoi ce choix ?
En fait j’ai opté pour ce choix parce que j’aime bien créer la tension et la relâcher. Je pense que, après chaque séquence qui fait retenir au spectateur son souffle puisque c’est un plan séquence sans arrêt et sans coupure, c’est bien de faire une petite pause, comme quand on plonge sous l’eau et qu’on remonte pour respirer. C’est aussi un compte à rebours, les chapitres faisant référence à la littérature. J’ai donc trouvé que le rythme fonctionnait ainsi et j’ai opté pour garder cette mise-en-scène.
Ça aurait fait une différence au niveau du rendu si ça avait été un montage plus découpé ?
Différent, sans doute. Ca aurait créé d’autres sensations, un autre rythme où on n’a prend pas le temps de réaliser ce qui vient de se passer. C’est une autre gestion de l’image. Le montage c’est l’art du temps, ça aurait été vraiment différent, avec la même histoire.
L’actrice, dans certaines séquences on ne la reconnaît pas, comme si ce n’était pas elle, des moments où son jeu est extrêmement fort et d’autres où elle semble débutante, dans ses mouvements et ce qu’elle propose.
J’ai vu défiler plusieurs comédiennes professionnelles et amatrices, mais en voyant Mariam, j’ai trouvé qu’elle sortait du lot, et qu’elle était très motivée. On a beaucoup travaillé ensemble. Un film comme celui-ci ne s’improvise pas. On n’a pas le droit à l’erreur. Beaucoup de répétitions sur ses dialogues, sa façon de percevoir le personnage, ses pensées silencieuses et sa diction. On l’a écrit ensemble pour qu’elle se retrouve dans la façon dont j’avais imaginé le personnage. Beaucoup de travail et un résultat intéressant pour les exigences du rôle et du film.
Il y a eu effectivement des moments excessivement intenses dans son jeu. Plus le jeu avançait, plus elle était dans le moule, à être plus confiante et à se donner plus. Vous avez une idée des autres films qui étaient en concurrence avec le vôtre dans la compétition ?
Je n’ai pas eu le temps de regarder les autres films. J’avais beaucoup de rendez-vous qui s’enchaînaient.
Vous étiez en conférence avec Salma Hayek, autour du sujet de la maltraitance des femmes. Vous pouvez nous en parler ?
Comme mon film porte sur la violence faite aux femmes, j’ai été invitée par pour en parler en présence de plusieurs autres femmes impliquées dans ce thème qui, malheureusement, est bien présent et fréquent partout.
Quelle est la situation du cinéma en Tunisie actuellement ?
Les choses commencent à bouger, car depuis 3 ou 4 ans, on a remarqué que dans tous les grands festivals il y a une présence tunisienne, les films aussi s’améliorent en terme de qualité et il y a quelque chose de l’ordre de l’envie, de faire et raconter des histoires à un niveau supérieur qui permettrait un renouveau du cinéma tunisien.
Cannes permet de voir des films qu’on ne voit que très peu ou pas du tout après le festival, mais vous en stratégie de distribution, quelle serait votre stratégie ?
J’ai un distributeur qui est « jour de fête » qui travaille tous les jours et qui a déjà une quizaine de vente de territoires dans lesquels le film va sortir en salles. Heureusement, le nombre de salles d’exploitation augmente de jour en jour.
Il est vrai que « La Belle et la Meute » a sa place.
Oui, les États-Unis l’ont acheté, et la Chine aussi.
Que préparez-vous pour l’après « La Belle et la Meute » ?
J’ai un projet de film que je prépare déjà et être à Cannes permet de déjà en parler au travers de nos rencontres, grâce à la visibilité du film qui est en compétition à Un Certain Regard.
Vous pouvez nous parler de votre prochain projet ?
Oui, je vais sortir de la Tunisie. C’est l’histoire d’un réfugié syrien qui rencontre un artistre contemporain très en vogue sur le marché de l’art. L’artiste va proposer un marché qui va bouleverser la vie de ce réfugié.
Et une femme courageuse, réalisatrice, qui parle de sujets forts, n’a-t-elle pas de problèmes vu ce qui se passe actuellement?
Non je n’ai pas de problèmes car être une femme, pour moi, est un avantage. Ça ne me dérange pas si quelqu’un se méprend à mon travail et et me dit que je ne vais pas y arriver… comme qui dirait, qui vivra verra.
Propos recuiellis par Nayla Abdelkhalek – Cannes