Vous fêtez le 10e anniversaire des éditions Apic. Pourquoi les avoir appelées ainsi ?
Samia Zennadi : Parce que cela tombait à pic ! Lorsqu’on a commencé en 2003, c’était l’année de l’Algérie en France, à point pour nos projets ! On l’a aussi appelé comme cela pour ne pas oublier les risques de ce métier : une maison d’édition est fragile, on peut toujours couler à pic…
Quelle était la finalité du projet ? Ce n’était pas un projet commercial, mais plutôt engagé…
S. Z. : Nous cherchions un moyen de nous imposer par la culture, et d’abord par le livre car c’est un vecteur de transmission du savoir. Après les terribles années 1990, nous voulions aussi contribuer à la reconstruction de ce « moi éclaté » par rapport à ce qu’on a vécu et subi durant cette période, mais également durant la période coloniale. Nous avons été émiettés. On a besoin d’une construction positive, qui nous aide à nous comprendre et à nous définir, non pas pour rejeter les autres, mais pour qu’on s’explique. Les gens qui ne connaissent pas notre culture, nous ne les mettons pas à l’écart. Nous voulons juste nous définir avec un projet souverain de construction, et c’est en allant vers cela que l’on a commencé. Modestement au début, puis progressivement, nous avons constitué un réseau avec des intellectuels engagés, et petit à petit nous avons pris cette dimension.
Apic, c’est donc une réaction aux années noires qu’a connues l’Algérie, à cette culture de l’intolérance ?
S. Z. : Oui, nous voulions surtout répondre à cela. En 2003, ce projet était déjà présent depuis longtemps, mas il nous fallait les moyens pour l’édition. Pour le premier livre, nous avons hypothéqué notre maison. Nous avons tout fait à deux.
Karim Chikh Les écrivains que nous avons publiés sont eux aussi tombés à pic, dans une conjoncture particulière. Ils sont arrivés au bon moment sans même le vouloir. L’idée du premier livre tournait autour du tapis. Cet objet qui rassemble tous les Algériens a été un élément fondamental dans l’union de toutes les régions du pays. Ce qui nous a permis plus tard de rester dans la même ligne à travers les différents écrivains que nous avons publiés.
Combien de livres avez-vous édités durant ces années ?
K. C. : Cent cinq titres au juste. Même si les premières années ont été très dures… Mais nous étions optimistes et ambitieux, têtus dans notre projet, et je pense qu’en dix ans, nous avons su nous situer dans le champ éditorial global, mais aussi par rapport à notre position en tant que maison d’édition publiant des écrivains, des idées, des idéologies, des directions, des sens.
Les livres sont publiés en français ?
S. Z. : Oui, la plupart. On a des titres en arabe, en français, et certains ouvrages sont traduits en arabe. Apic ne sort pas que des livres, nous créons des événements. Durant le 50e anniversaire de notre indépendance en juillet 2013, nous nous sommes positionnés avec « L’an 50 de l’indépendance algérienne », en référence à Frantz Fanon. Nous avons fait des livres autour de cet événement et nous lui avons donné un sens.
En 2008, lors du 60e anniversaire de la Nakba, nous avons fait un événement autour de la Palestine. Nous avons sorti deux titres pour cette occasion, dont la réédition du Nettoyage ethnique de la Palestine, d’Ilan Pappé, et un livre de Jean Bricmont. En 2009, nous avons créé la résidence écriture « Ancrage africain » pendant le Festival panafricain d’Alger (Panaf) qui a abouti avec l’édition d’un livre. Nous avons accompagné la rentrée littéraire du Mali – nous avons été pratiquement le seul éditeur à le faire.
Nous avons aussi gagné deux grand prix Yambo-Ouologuem puis vendu les droits à des éditeurs français et canadien. Le premier, décerné en 2010, est Ma maison du Néguev, de Suzanne el-Kenz. Il raconte la vie de sa maman qui a été expulsée de Palestine en 1948 et l’histoire de son retour dans la maison en Palestine. C’est un récit autobiographique qui parle de l’exil et la douleur. Il est écrit en français mais est en cours de traduction en arabe.
Le deuxième prix Yambo-Ouologuem a été attribué en 2012 à un livre camerounais : Madame l’Afrique, d’Eugène Ébodé, à la suite du Panaf. L’un de nos buts est d’éditer des auteurs africains sur le continent pour ne pas rester tributaire des grands centres littéraires que sont toujours la France, l’Angleterre les États-Unis. C’est vrai, nous n’avons pas les mêmes moyens, mais on veut donner à un écrit en le diffusant à partir du continent. Madame l’Afrique est sortie d’abord en Algérie, puis chez Gallimard.
Nous avons une politique continentale, nous voulons nous construire ensemble. C’est pour cela que nous avons commencé le partenariat avec le Mali et que, cette année, nous avons piloté l’organisation du Forum mondial des alternatives pour le Sud (voir Afrique Asie de novembre 2013). Nous publierons les textes des participants et les débats de cette rencontre.
Quelles sont les difficultés des éditeurs en Algérie aujourd’hui ?
K. C. : La première c’est le manque de librairies, de bibliothèques. Dans les années 1960 et 1970, nous avons hérité de beaucoup de librairies qui ont malheureusement fermé leurs portes dans les folles années 1990.
Dans les années 2000, l’État a voulu dynamiser l’industrie du livre et promouvoir la création et le savoir. Cette politique s’est installée au ministère de la Culture qui développe une politique d’aide à la publication. Mais pas que cela, car ce n’est pas suffisant. Les supports doivent en effet atterrir quelque part, donc dans les librairies et bibliothèques. Un grand projet de développement de bibliothèques municipales, scolaires, mais aussi dans les lieux culturels verra le jour dans peu de temps. Lorsque l’on voit le Salon du livre en Algérie, qui est le plus grand salon du monde arabe et en Afrique, on constate que le lectorat est bien présent. Mais nous ne le connaissons pas assez, car il n’y a pas suffisamment d’espaces d’accueil pour les lecteurs.
Les difficultés existent, il faut apprendre à les dépasser en fonction de chaque maison d’édition qui a sa ligne éditoriale. Nous ne nous inscrivons pas dans une ligne purement commerciale, nous n’avons pas cette ambition. On veut créer l’événement autour d’un livre pour donner un sens aux ouvrages. L’Algérie a besoin de ces repères culturels.
S. Z. : Nous sommes passés de 100 à 400 éditeurs en dix ans. Les difficultés viennent du fait que le secteur du livre continue à être considéré comme un secteur qui a besoin de soutiens, et pas comme un secteur qui génère de richesses. Les maisons d’édition ont reçu de nombreuses aides, et pour faire face à cette nouvelle demande, les imprimeurs se sont équipés. Le secteur va pouvoir ramener des devises à l’État et créer des emplois. C’est un vrai projet économique. Il ne faut pas isoler le livre, le considérer comme un produit de ségrégation sociale. Il est un produit de rassemblement et doit être considéré comme tel.
Que faisiez-vous avant de vous lancer dans l’édition ?
S. Z. : Je fouillais la terre, j’étais archéologue. Après les années du terrorisme, j’ai travaillé dans un bureau d’études qui s’occupe de la restauration des monuments anciens, mon domaine était l’Antiquité.
K. C. : J’ai fait une formation plutôt technique, je suis ingénieur en électrotechnique. Mais durant mes études je travaillais déjà dans ma petite entreprise. Cela me permettait de vivre plus ou moins bien, vu les difficultés des années 1990. Nous nous sommes rencontrés à l’époque où nous terminions nos mémoires respectifs. Il se trouve que nous avions les mêmes intérêts, les mêmes visions. Nous avons donc voulu monter ce projet qui nous rassemble.
Que vous souhaitez-vous pour votre 10e anniversaire ?
S. Z. : Résister encore et toujours ! Nous programmons déjà la prochaine rencontre « Sud » et la parution beaucoup d’autres livres. Il faut renforcer la situation, passer de la parole aux actes.
K. C. : J’ai été chargé de m’occuper de l’espace Panaf cette année. C’est un point très important, cet espace existe depuis 2009 et, depuis, nous recevons des éditeurs et auteurs africains du continent. Nous avons décidé, avec des éditeurs africains qui font partie d’associations locales ou régionales, de créer une Union des éditeurs africains. Nous voudrions publier ensemble certains titres sous un label qui nous rassemblerait, un label « esprit Panaf » où l’Afrique parle du livre.