Ce sont des élections à haut risque qui se tiennent au Kenya à compter du 4 mars. La tension s’est fait sentir à la fois sur le plan national, puisque c’est le mandat présidentiel qui est en jeu, mais également au niveau local, à l’intérieur des quarante-sept nouveaux comtés kényans. Les heurts intercommunautaires sont assez fréquents dans le pays, mais la période pré-électorale a chauffé encore davantage les esprits.
L’obstacle majeur à l’exercice de la démocratie en Afrique n’est pas la diversité ethnique, mais l’utilisation de politiques identitaires qui visent à promouvoir les intérêts exclusifs d’une communauté. Ce que les Africains appellent eux-mêmes le « tribalisme ». Certains soutiennent qu’il est le résultat des frontières délimitées arbitrairement par la colonisation dans des territoires auparavant libres de toutes entraves nationales, mais un tel argument implique que chaque communauté devrait dispose de son territoire propre, ce qui ne peut que renforcer la concurrence. La conséquence de cela est le « vote ethnique » et, partant, son cortège de violences, comme celles qu’a connues le Kenya en 2007 : le président sortant, Mwai Kibaki, avait battu d’une courte tête son challenger Raila Odinga, engendrant des émeutes qui avaient fait plus de 1 000 morts et 300 000 déplacés.
Quatre des présumés « instigateurs » de ces violences ont fini par être inculpés pour « crimes de guerre et crimes contre l’humanité » et étaient sur le point d’être entendus par la Cour pénale internationale. Or, en novembre 2012, la classe politique kényane a appris avec une certaine surprise que l’un des accusés, et non des moindres puisqu’il s’agit d’Uhuru Kenyatta, ancien ministre des Finances et adjoint au premier ministre, et par ailleurs fils du « père de l’indépendance » Jomo Kenyatta, se présentait à la présidentielle sur un « ticket » en compagnie d’un de ses co-accusés, William Ruto. Ils étaient pourtant de farouches adversaires et leurs partisans respectifs s’étaient violemment affrontés en 2007…
Le 14 février dernier, la Haute Cour du Kenya annonçait qu’elle autorisait les candidatures de Kenyatta et Ruto. Elle s’estimait incompétente pour juger sur le fond, les inculpés devant bénéficier de la présomption d’innocence. De toute évidence, elle marquait le pas face au danger que pouvait représenter une non-candidature de Kenyatta, ce dernier étant susceptible de mettre rapidement ses partisans dans la rue. Parallèlement, celui-ci n’a pas hésité à demander au tribunal de La Haye un report de son procès compte tenu de « nouveaux éléments produits in extremis par le ministère public » et afin de mieux préparer sa défense. Après l’alliance objective avec son « meilleur ennemi », Uhuru persistait dans la manœuvre, tant il apparaît évident aux yeux des analystes qu’un report du procès lui bénéficiera de façon importante. Pour l’opinion publique, déjà déçue par le verdict de la juridiction suprême kényane, il s’agit d’un précédent dangereux, qui scelle la mort du chapitre 6 de la toute jeune Constitution adoptée par référendum en août 2010, qui traite de l’intégrité des dirigeants…
Raila Odinga, qui partait favori dans la course – le président sortant ne pouvant se représenter –, a donc vu se lever devant lui un nouvel adversaire, déterminé et prêt à tout pour l’emporter, y compris à user due fameux « tribalisme » qui a pourtant été soigneusement désamorcé par la Constitution de 2010. En effet, désormais pour être élu à la présidence, un candidat doit remporter plus de la moitié des suffrages et disposer d’un soutien géographique national et non plus limité à l’implantation de sa propre communauté. Cet équilibre est relayé par la décentralisation : chaque comté élit dorénavant un gouverneur, des sénateurs et une assemblée locale. Il est aussi garanti par la nouvelle Commission électorale indépendante et les juges nommés dans la foulée qui ont – pour l’instant – la confiance des citoyens. Leur travail est cependant difficile face à la détermination du ticket Kenyatta-Ruto et des menaces que font peser leurs partisans sur les opérations de dépouillement et de comptage des voix.
Les deux hommes n’ont pas hésité à exacerber la polarisation ethnique et culturelle. Ils ont aussi joué sur la fibre nationaliste des Kényans en accusant Odinga d’avoir « conspiré avec les étrangers » contre eux. C’est en réalité une réaction à la lettre ouverte écrite par Barack Obama et rendue publique par l’ambassade des États-Unis à Nairobi le 5 février dernier. Le président américain lançait un appel à tous les électeurs du pays de son père pour qu’ils organisent des « élections libres dans un climat apaisé », appelant à régler les différends « devant les tribunaux et non dans la rue ».
En dépit des avancées, de nombreux problèmes restent en effet en suspens, en particulier la concurrence pour les terres et l’accès aux ressources, ainsi que la réinstallation, toujours pendante, des déplacés internes du conflit de 2007-2008. Vient s’ajouter à cela, outre la pauvreté, le chômage endémique des jeunes qui les rend susceptibles d’être enrôlés rapidement dans n’importe quelle milice pour aller faire le coup de feu. Presque tous les ingrédients des émeutes sont réunis et les hommes politiques n’ont qu’un mot à dire pour donner le coup d’envoi. La réforme de la police a pris du retard et les forces de sécurité sont, dans l’ensemble, assez mal préparées pour assurer la sécurité des six scrutins qui vont se dérouler au cours du mois de mars et ce, malgré la compétence et les efforts du nouvel inspecteur général, David Kimaiyo.
On pourrait porter au crédit de l’équipe gouvernementale sortante sa volonté affichée de ne pas répéter les erreurs de 2007-2008. Les discours électoraux, du moins ceux du favori Raila Odinga, ont été modérés et contrôlés et l’on a même vu – une grande première – un débat à la télévision nationale entre tous les candidats à l’élection présidentielle, le 11 février dernier. Mais pour que l’esprit et la lettre s’accordent, encore faudrait-il que les institutions ne soient pas foulées aux pieds par les hommes politiques justement chargés de les animer. Or, l’attitude de la Haute Cour dans l’affaire Uhuru Kenyatta prouve qu’il y a encore du chemin à faire pour que la justice devienne réellement indépendante de la politique.
Il reste qu’au cours du second mandat Kibaki qui s’achève, le Kenya a su se redresser de la difficile situation économique qui était la sienne en 2007. Bien que le taux de croissance n’ait atteint que 4,3 % en 2011 – un chiffre inférieur à celui de la Communauté d’Afrique de l’Est (EAC) qui s’établit à 6 % –, les indicateurs économiques sont au vert. L’agriculture, principale ressource du pays après les services, est en progression et reste exportatrice grâce à une meilleure pluviométrie. Ses bons résultats viennent compenser ceux, en berne pour cause d’insécurité, du tourisme. L’inflation reste élevée (14 % pour 2011), mais la politique de baisse des taux d’intérêt pratiquée par la Banque centrale concourt à la faire diminuer. Sur le plan des relations internationales, le pays a endossé depuis 2011 un rôle de stabilisateur dans la région en engageant des troupes au sein de l’Amisom (la mission de l’Union africaine pour la Somalie). C’est donc d’un pays en plein redéploiement dont va hériter le prochain président.