La grande ferveur populaire qui avait accompagné la visite au Mali du président français François Hollande, le mois dernier, est rapidement retombée avec la reconquête de Kidal. Cette localité du Nord, sanctuaire des différentes rébellions touarègues qui se sont succédé dans la région depuis les années 1960, était sous occupation depuis près d’un an. Des groupes djihadistes y avaient évincé le Mouvement national de libération de l’Azawad (MNLA) qui s’en était emparé dans la foulée du coup d’État contre Amadou Toumani Touré (ATT). Sa reconquête, qui aurait dû être fêtée comme un autre grand moment de l’idylle franco-malienne, a plutôt laissé un arrière-goût amer. Et pour cause : alors que les opérations militaires précédentes ayant permis de libérer Gao et Tombouctou, les deux autres villes phares du Nord, sont s’étaient déroulées avec les forces françaises et l’armée malienne, selon les communiqués officiels, l’offensive sur Kidal a été conduite uniquement par l’armée française. Ce qui a à nouveau alimenté les soupçons sur la France, accusée, depuis le début de l’insurrection du MNLA en janvier 2012, d’accointances, sinon de complaisance, avec les rebelles touaregs.
La France se défend, laissant entendre que ses troupes auraient décidé d’agir seules sur Kidal pour éviter que l’armée malienne ne se retrouve face aux rebelles touaregs, à qui sont attribuées les tueries sauvages de ses soldats à Aguelhok il y a un an. À Bamako, la lecture des événements est tout autre : il existerait un deal entre Paris et le MNLA qui aurait offert ses services à l’armée française pour vaincre les groupes terroristes l’ayant submergé, l’obligeant à faire profil bas.
L’affaire de Kidal n’a fait que ramener sur le devant de la scène, la question touarègue, à l’origine des turbulences actuelles du Mali. Tout a commencé avec la création, à l’automne 2011, du MNLA, sur les cendres de groupes qui avaient conclu par le passé des accords de paix avec le gouvernement. Lors de la dernière grande rébellion en 2006, le groupe qui parlait au nom de Touaregs s’estimant marginalisés et tyrannisés par le pouvoir de Bamako s’appelait Mouvement populaire de libération de l’Azawad (MPLA). Les accords de paix de 2006 ont été paraphés, au nom des Touaregs, par un conglomérat de factions dissidentes du MPLA, l’Alliance démocratique du 23 mai pour le changement, ainsi dénommée pour cacher l’aspect ethnique, voire racial, des revendications formulées par certains groupes la constituant.
Iyad Ag-Ghaly, qui avait une première fois signé la fin de la rébellion en 1991 au nom du MPLA, s’était joint à l’Alliance pour déposer les armes. Nommé conseiller consulaire à Djeddah, en Arabie Saoudite, il en avait profité pour fréquenter les prédicateurs islamistes les plus radicaux, contraignant le royaume wahhabite à l’expulser en 2010 pour liens avec Al-Qaïda. Le guerrier, autrefois membre de la légion verte de Kadhafi, s’est par la suite fait oublier, avant de revenir quelques années plus tard à la tête d’une mouvance touarègue, cette fois d’obédience islamiste : Ansar Eddine. C’est cette mouvance qui a lancé, le 10 janvier dernier, ses colonnes sur Konna, en direction de Mopti et de Bamako. Selon l’ancien ministre malien Soumeylou Boubèye Maïga, ces gens qui passent d’une étiquette à l’autre rendent hasardeuse toute entreprise de différenciation entre groupes modérés, avec qui des négociations seraient possibles, et groupes radicaux, considérés comme terroristes à éradiquer.
La plupart des tentatives pour résoudre le conflit touareg ont jusqu’ici buté sur une double méprise : la représentativité des groupes en armes disant agir pour le compte des Touaregs, et l’illusion d’un Nord malien composé essentiellement de Touaregs pourchassés et délaissés par le pouvoir central en raison de leurs spécificités culturelles et linguistiques. C’est de ce postulat tronqué que sont nées les approches sacralisant l’ouverture des négociations avec les rebelles comme préalable à toute résolution durable du conflit touareg/État malien. La démarche française est typique de ce raisonnement. Fin janvier, Laurent Fabius, ministre des Affaires étrangères de l’ancienne puissance coloniale, soutenait : « Il revient aux autorités maliennes de préparer des élections et d’engager sans plus attendre des discussions avec les représentants légitimes des populations du Nord [élus locaux, société civile] et les groupes armés non terroristes qui reconnaissent l’intégrité territoriale du Mali. Seul un dialogue Nord-Sud permettra de préparer le retour de l’État dans la région Nord. » Lui emboîtant le pas, Élisabeth Guigou, députée, présidente de la commission des Affaires étrangères de l’Assemblée nationale française, déclarait le 2 février : « Il faut qu’un plan d’autonomie pour le nord du Mali soit mis en place parce que c’est demandé depuis très longtemps, par les Touaregs en particulier, mais pas seulement. »
Mais ces responsables politiques français, et plus largement européens, relèguent au second plan une question capitale : qui sont les représentants légitimes des populations du Nord ? Il n’y a pas eu de processus démocratique inter-touareg désignant les représentants de cette communauté. Il existe bien des députés des régions du Nord élus au Parlement. Mais, ceux-là, tout comme bon nombre de cadres touaregs de l’armée et de l’administration centrale, ne figurent pas parmi les dirigeants des groupes rebelles disant représenter les Touaregs. La légitimité se résume à celle que confère la force. Le MNLA a ainsi émergé grâce à sa puissance militaire née des renforts de Touaregs revenus de Libye après l’assassinat de Kadhafi au côté duquel ils combattaient.
Dès qu’Iyad ag-Ghaly a pu, de son côté, rassembler plus de moyens militaires et logistiques en provenance d’Al-Qaida au Maghreb islamique (Aqmi), Ansar Eddine s’est imposé comme force incontournable, obligeant les médiateurs à négocier avec lui. Si un accord était obtenu avec Ansar Eddine, il serait aussitôt rejeté par le MNLA, et vice-versa. Une sorte de surenchère permanente semble s’être installée dans le Nord, où, à intervalles réguliers, des élites surgissent pour dénoncer les accords de paix précédents et exiger la signature d’autres, qui les feraient apparaître comme les représentants légitimes de peuples dont ils sont en réalité coupés.
Le dogme de la fracture entre le Nord, avec des Touaregs comme population dominante, et le Sud ne résiste pas, non plus, à l’analyse. Les Touaregs sont un peuple à cheval sur plusieurs pays, notamment le Niger, le Mali, l’Algérie et la Mauritanie, mais sont plutôt minoritaires dans le Nord du Mali. Dans cette région cohabitent, depuis des lustres, plusieurs peuples démographiquement plus importants, comme le peuple songhaï. Si les différentes communautés du septentrion malien ont quelque chose en commun, c’est le partage du sous-développement de la région, né autant de l’enclavement, de l’aridité et de l’éloignement du centre des décisions à Bamako que de la forte corruption qui a empêché nombre de programmes de développement de se réaliser.
État classé parmi les pays les moins avancés au monde, le Mali souffre, dans son ensemble, des plaies de la pauvreté, au premier rang desquelles l’insuffisance de moyens financiers, logistiques et humains pour asseoir l’autorité de l’État sur tout un territoire aux trois quarts désertique. Une faille exploitée par les groupes terroristes et les narcotrafiquants qui se sont installés progressivement dans la région, avec la complicité de notables locaux et de pontes de l’armée. La mal gouvernance a ensuite amoindri les effets des politiques de discrimination positive arrêtées en faveur du Nord. Elles avaient du reste soulevé la colère de nombreux partis politiques, dont celui de l’ancien premier ministre Boubacar Kéita et le Sadi d’Oumar Mariko.
C’est à l’aune de ces complexités et des turpitudes des différents acteurs de la région qu’il faut juger la tiédeur des autorités de transition à engager des pourparlers avec des groupes qui se sont illustrés jusque-là par leur duplicité. Le président Dioncounda Traoré a ainsi manifesté peu d’entrain à négocier avec les rebelles touaregs, rejoignant ainsi l’immense majorité de la classe politique et de sa société civile. Plutôt que la grand-messe de la conférence des forces vives de la nation censée réconcilier les Maliens du Nord avec ceux du Sud, il apparaît plus utile de mettre au point un vaste programme de développement au Nord, mais aussi d’autres localités du pays. Le président nigérien Mahamadou Issoufou a compris cet enjeu et a engagé un vaste programme de développement des zones nigériennes fiefs des peuples touaregs. Au Mali, a-t-il cependant averti, « le MNLA n’est pas représentatif du peuple touareg, il est très minoritaire ». Reste à savoir si ce message passera à Paris.