Dore Gold, directeur général du ministère israélien des Affaires étrangères, a été reçu, en juillet dernier, par le général Idriss Déby Itno dans son fief natal d’Amdjarass. Selon Tel-Aviv, c’est le prélude au rétablissement des relations diplomatiques entre les deux pays, 42 ans après la rupture décidée par l’Organisation de l’unité africaine (OUA) en solidarité avec un de ses membres, l’Égypte, et résumée par la fameuse formule de Mobutu : « Entre un ami et un frère, le choix est clair ! »
En réalité, comme pour beaucoup d’autres pays africains et arabes, la rupture officielle avec Israël n’a jamais empêché les « affaires » de toutes sortes, sous Habré comme sous Déby Itno, notamment dans le domaine de la surveillance électronique ciblant les opposants.
Certains ont posé la question du sens à donner à cette reprise en termes de réorientation de la politique extérieure tchadienne. Pour légitime qu’elle soit, cette question n’a pas beaucoup de pertinence. La vraie motivation de ce virage diplomatique est à chercher dans la politique intérieure. Officialiser et renforcer les relations avec Israël est conçu par le régime de N’Djamena non pas comme un moyen pour apporter sa petite contribution à l’introuvable dynamique de paix au Moyen-Orient, mais comme un moyen pour résoudre ses difficultés financières et de sécurité intérieure.
Pris à la gorge, principalement par sa propre gabegie et secondairement par la chute des revenus pétroliers, le pouvoir est à la recherche de « deals express », avec des entreprises et des bailleurs peu regardants sur les règles, afin d’éviter la banqueroute. Cette situation est aggravée par les incertitudes sécuritaires. On pense évidemment aux terroristes de Boko Haram sévissant dans le bassin du lac Tchad, à ceux un peu plus lointains de Daech en Libye, et au groupe Belmokhtar dans le grand Sahara. Cependant, malgré sa nuisance, la nébuleuse djihadiste ne menace pas vraiment le maintien du pouvoir N’Djamena. Non pas que ce dernier soit aussi fort que le laisse croire son activisme militaire continental, mais la véritable fragilité sécuritaire est plutôt interne. Les secousses populaires de ces deux dernières années ont montré son incapacité à gérer les contradictions sociales et, à chaque conflit, c’est la survie du pouvoir qui semble en jeu. Sans compter le regain d’activisme, dans le Sud libyen, de ce qu’on appelle au Tchad les « mouvements politico-militaires ».
Le général Déby Itno a été grossièrement déclaré réélu avec près de 60 % des voix, en avril dernier, dans un climat de tension sociale et politique sans précédent. Exploitant à fond son image africaine de « boss » (selon la une d’un magazine), le chef de l’État a réussi à faire venir à N’Djamena un nombre record de ses pairs (14), ainsi que le ministre français de la Défense, pour son investiture, le 8 août. Cette cérémonie présentée comme la confirmation de la stature continentale et internationale du président Déby Itno a montré, pour les Tchadiens, la cassure définitive entre le pouvoir et la nation dans son ensemble. En dehors des itinéraires empruntés par les cortèges officiels, agrémentés par quelques groupes de danse folklorique censés refléter la liesse populaire, la ville était dans un véritable état de siège. Les forces armées et de sécurité quadrillaient tous les quartiers. La même atmosphère prévalait dans les principales villes de province.
L’opposition menée par les principaux candidats à la présidentielle d’avril (Kebzabo, Dadnadji, Laokein, Alhabo, Gali) avait appelé à une journée ville morte massivement suivie. La veille de la cérémonie, une tentative de marche pacifique de protestation fut durement réprimée, causant un mort et plusieurs blessés graves. De fait, depuis plusieurs mois, les manifestations pacifiques de l’opposition et de la société civile sont systématiquement interdites, et les tentatives de contourner ces interdictions sont réprimées dans le sang.
Le maillage militaire du pays est de plus en plus dense. Nous avons certes connu des élections contestées (2001, 2006) ou boycottées (2011), mais jamais le fossé n’a été aussi grand. L’opposition, galvanisée par son succès aux urnes (détourné par une Cour électorale nationale indépendante et une Cour constitutionnelle aux ordres), a décidé de ne plus reconnaître la légalité du pouvoir. Elle menace de créer un gouvernement de salut public et a d’ores et déjà déposé auprès de la Haute Cour de justice une plainte « à valeur symbolique et pédagogique » contre le président Déby Itno pour « haute trahison », solidement étayée par des éléments de la Constitution.
Le pouvoir réplique en resserrant l’étau sécuritaire autour des leaders de l’opposition et de la société civile, et en terrorisant la population. Fait nouveau, la répression commence à frapper les forces armées et de sécurité. Des dizaines de militaires, gendarmes et policiers qui avaient voté pour les opposants ont disparu. Certains de leurs collègues envoyés au Mali ont connu le même sort, pour avoir réclamé leurs droits. Acculés par les organisations de défense des droits de l’homme, le gouvernement a trouvé une solution géniale : faire convoquer par la justice les principaux candidats de l’opposition pour qu’ils s’expliquent sur leurs déclarations à propos des militaires disparus, et ce, en violation de l’immunité parlementaire.
C’est une crise longue, profonde et multiforme qui est en train de se développer et qui risque de gagner en ampleur dans les mois à venir.
Comment en est-on arrivé là, après un quart de siècle de « marche vers la démocratie, la paix et l’émergence » ? Arrivé au pouvoir en 1990, dans le contexte du vent de la démocratie symbolisé par les Conférences nationales souveraines, le régime actuel, plus qu’aucun autre avant lui, avait réuni toutes les chances pour un nouveau départ pour le Tchad, sur la base du triptyque « démocratie-paix-développement ». Cet élan, cristallisant les aspirations unanimes de la masse des citoyens, fut progressivement bloqué par un autre triptyque qui s’est révélé particulièrement destructeur : manne pétrolière, complaisance française, « géopolitique intérieure ».
En 2004, quand les premiers revenus pétroliers ont commencé à être engrangés, le président Déby Itno était à la fin de son dernier mandat. Ayant pris goût aux pillages des richesses nationales pendant les quinze premières années, la clientèle ethnique et politique du régime ne pouvait accepter de céder, « par le papier », un pouvoir chèrement acquis par le sang versé par les « parents », au moment même où les perspectives d’enrichissement s’élargissaient considérablement. D’où la modification de la Constitution en 2005 pour lever la limitation des mandats présidentiels, avec comme conséquence immédiate la relance de la lutte armée et la répression des forces démocratiques, illustrée par le cas emblématique de la disparition du coordinateur de la principale coalition de l’opposition, le professeur Ibni Oumar Mahamat Saleh.
La France, qui sait parfois faire entendre sa voix auprès de ses « amis africains » quand les dérapages sont trop graves, a fait montre d’une complaisance très intrigante vis-à-vis du régime tchadien. Cela bien avant que le rôle d’« avant-garde de l’armée tchadienne dans la lutte antiterroriste » ne vienne recouvrir d’un manteau encore plus épais les assassinats politiques, le pillage de l’économie nationale et la dangereuse manipulation des antagonismes confessionnels et ethniques.
Enfin, les éléments les plus compétents des élites locales ont été happés par la machine du clientélisme prébendier, au nom du partage du gâteau et de l’équilibre régional, bizarrement appelé « géopolitique interne ». Les cadres issus d’une même communauté se marchent les uns sur les autres afin d’être les plus « représentatifs » au sein des cercles de pouvoir. Les recalés regagnent ou menacent de regagner l’opposition afin de faire monter leur cote. Le jeu politique est ainsi complètement faussé. Les démocrates qui aspirent à une construction de projets nationaux alternatifs se retrouvent sur des terrains minés.
Le Front de l’opposition nouvelle pour l’alternance et le changement (Fonac, coalition de l’opposition), menée par le chef de file Saleh Kebzabo et les autres candidats, préconise des assises nationales pour rebattre les cartes et dégager un nouveau consensus national. Cette solution offre pour le moment la seule perspective pour une sortie de crise par le haut et une sorte de « paix des braves ». Mais cela suppose des sacrifices douloureux de la part des tenants des pouvoirs – et d’autres acteurs –, et aussi un peu d’attention aux pleurs des enfants et des mères tchadiennes de la part de nos partenaires français.