À quelques mois de l’élection présidentielle, des grenades ont explosé à Kigali fin février et début mars. En avril, on avait beaucoup de pistes et peu de preuves. Seule certitude : il y a des mécontents dans le sérail.
Le 19 février dernier, à l’heure de pointe, trois grenades ont explosé dans Kigali, la capitale, tuant trois personnes et en blessant une trentaine. Ce n’est pas le premier attentat du genre. En avril 2008, un policier affecté à la garde du mémorial de Gisozi, dédié aux victimes du génocide de 1994, avait été tué par un de ces engins. Un an plus tard, une autre grenade avait explosé au même endroit sans faire de blessés. Mais la dernière vague, plus meurtrière, a davantage frappé les esprits.
Grandes manœuvres
Immédiatement, la police a mis en cause la milice extrémiste hutu des Interahamwe, impliquée dans le génocide, et annoncé l’arrestation de trois suspects. Le modus operandi des criminels n’est d’ailleurs pas sans rappeler les attentats commis à Kigali avant le génocide, par les partisans du défunt président Juvénal Habyarimana, dans une atmosphère de stratégie de la tension.
Peu à peu cette mise en cause, l’ambiance s’est dégradée. Le 22 février, Victoire Ingabire, candidate à la présidentielle d’août prochain des Forces démocratiques unies, un mouvement créé en exil par des opposants hutu, demande asile à l’ambassade du Royaume-Uni. Elle était rentrée au Rwanda en janvier dernier. Craint-elle une arrestation dans le cadre de l’enquête ? Un rapport de l’Onu paru en novembre 2009 fait état de contacts entre cette femme politique et les leaders militaires de l’organisation rebelle hutu des Forces démocratiques pour la libération du Rwanda (FDLR), qui comptent dans leurs rangs d’ex-génocidaires et ne cachent pas leur intention de renverser par les armes le pouvoir de Kigali. L’intéressée se dit victime de harcèlement de la part de la police criminelle qui la convoque sans cesse. En définitive, fin mars, la police lui interdit de quitter le pays, mais sans lui reprocher d’être impliquée dans l’affaire des grenades. Seul grief retenu : avoir réclamé que les auteurs de crimes contre des Hutu en 1994 soient jugés au même titre que les responsables du génocide tutsi, un parallèle jugé « négationniste » par les autorités.
En attendant, le mystère s’épaissit. L’identité des trois suspects n’est pas dévoilée. Soudain, le 2 mars, le procureur général de la République, Martin Ngoga, crée la sensation : il accuse l’ex-chef d’état-major de l’armée, devenu ambassadeur en Inde, le lieutenant-général Faustin Kayumba Nyamwasa, d’avoir fomenté les attaques « terroristes » du 19 février. On apprend que l’accusé a quitté le pays vers le 26 février après avoir assisté aux funérailles de sa mère et à une réunion du corps diplomatique à Gisenyi. On savait l’homme en disgrâce depuis quelque temps. Malgré son rang, la plupart des officiels ont boudé les funérailles de sa mère.
De là à faire sauter des grenades… Une partie de l’opinion reste perplexe. Le procureur, lui, abat ses cartes. Kayumba aurait agi en complicité avec l’ancien responsable de l’External Security Organisation (ESO) et du Directorate of Military Intelligence, le colonel Patrick Karegeya, réfugié en Afrique du Sud depuis 2007. Il aurait organisé la fuite de Kayumba. Et le président Paul Kagame, qui a l’habitude d’ignorer ceux qui font défection, suscite la surprise en accusant à son tour Kayumba et Karegeya d’avoir fomenté ces attentats, tout en déclarant qu’il n’y a pas de risque de coup d’État. Comme si le scénario était possible.
La tension monte. D’autant que, le 4 mars, deux autres grenades explosent à Kigali, l’une dans une station de lavage de voitures près du mémorial de Gisozi, l’autre près d’une station d’autobus dans le quartier de Kimironko. Bilan : seize personnes blessées. Le lendemain, on apprend l’arrestation à Bujumbura, au Burundi, puis l’extradition vers le Rwanda de Deo Mushayidi, l’ancien représentant en Suisse du Front patriotique rwandais de Paul Kagame, qui a fait a déserté le parti en 2000.
Mushayidi aussi est accusé d’avoir ourdi les attentats, initialement attribué aux FDLR. Tout comme Kayumba et Karegeya, Mushayidi est tutsi et a priori peu susceptible d’aller se commettre avec des extrémistes hutu. Pourtant, Mushayidi a franchi le Rubicon en rencontrant le lieutenant-colonel Christophe Hakizabera, de la faction « Commandement militaire pour le changement » des FLDR, puis les représentants d’une autre faction. Ce flirt entre Mushayidi et les FDLR est encore attesté par le rapport des experts de l’Onu de novembre 2009.
Le procureur Ngoga ajoute que Mushayidi aurait mené des « activités violentes » sous la bannière du dernier-né des partis qu’il a fondés, le Pacte de défense du peuple (PDP-Imanzi). L’accusé aurait prêché la révolution. À supposer que ce soit exact, est-il pour autant de mèche avec les lanceurs de grenades ? Cela reste à prouver. En tout cas, lors de sa comparution le 16 mars devant le procureur, Mushayidi dément que les accords signés entre son parti et les FDLR comme ses contacts avec ce groupe constituent une menace pour la sécurité du Rwanda.
Avec ou sans la complicité des trois accusés, la piste FLDR ne peut être écartée. Des milliers de déserteurs rentrés de la République démocratique du Congo voisine se meuvent librement dans le pays. Certains sont probablement restés en contact avec leurs chefs. Et beaucoup de grenades sont en circulation : fin mars, la police en a découvert quatre-vingt-dix dans une cache, à Rwamagana, à l’est du pays. Mais en l’absence de preuves, les habitants de Kigali se livrent aux jeux des ibigambo (racontars) et spéculations…
Kayumba, réfugié en Afrique du Sud, dément lui, avoir ourdi un complot contre le président Kagame. Dans une interview publiée par le Monitor de Kampala (Ouganda) le 7 mars, il dénonce la « propagande malveillante » de Kigali. Enfin, le bulletin online www.256news.com accuse le pouvoir, sans apporter non plus de preuves, d’avoir organisé les attentats afin d’avoir un prétexte pour mettre ses ennemis sous les verrous. Sauf qu’il n’a pas eu besoin de recourir à ces expédients pour mettre à l’ombre pendant quelques années l’ex-président Pasteur Bizimungu, qui voulait lancer un parti d’opposition.
Séquelles diplomatiques et politiques
Encore à élucider, l’affaire est importante sur le plan politique car elle révèle des fissures au sein du pouvoir. La fuite de Kayumba démontre l’existence d’un mécontentement au sein du régime, chez certains anciens réfugiés d’Ouganda, pourtant le groupe le mieux représenté dans l’establishment. Déjà, un de ces anciens d’Ouganda, Frank Habineza, a fondé en 2009 le Green Party qui attire les déçus. D’autres Tutsi ont fait défection depuis 2001, comme l’ex-président du Parlement, Joseph Sebarenzi, et l’ancien directeur de cabinet à la présidence, Théogène Rudasingwa. Cela dit, depuis 1994, les mécontents de tous bords, hutu et tutsi, n’ont pas été capables de présenter une alternative crédible au pouvoir en place.
L’affaire des grenades a empoisonné la campagne électorale, même si tout le monde donne Kagame vainqueur. Lors de sa conférence de presse du 5 avril au complexe Urwigiro de Kigali, le chef de l’État n’a plus fait allusion aux attentats. Pourtant, ils pourraient causer des séquelles diplomatiques et judiciaires. Le 7 mars, le Rwanda a demandé l’extradition de Kayumba à l’Afrique du Sud, qui n’a pas réagi en l’absence de traité entre les deux pays. En outre, Kigali n’est pas la seule à faire pareille demande. Kayumba fait aussi l’objet de deux mandats d’arrêt internationaux : celui du juge français Bruguière pour sa présumée complicité dans l’attentat contre l’avion de Juvénal Habyarimana, l’autre d’un juge espagnol qui l’accuse d’être co-responsable des assassinats d’un missionnaire et de travailleurs humanitaires de son pays en 1994 et 1997.