Depuis une vingtaine d’années, un mot nouveau circule dans les cercles d’initiés, qui connaît aujourd’hui une médiatisation fulgurante : la justice transitionnelle. L’expression renvoie à des situations de sortie de guerre civile, de régimes dictatoriaux ou de crimes de masse dans lesquelles des sociétés traumatisées ont besoin d’une justice réconciliatrice pour consolider la paix et réussir leur transition. Les contextes post-conflit, certes, ne sont pas nouveaux ; l’Histoire en regorge, même. Mais le caractère inédit de cette justice est qu’elle s’applique à des transitions conçues comme nécessairement démocratiques. Exit tout autre modèle. C’est que la justice transitionnelle est née dans le sillage de la chute des dictatures militaires argentine (1983) et chilienne (1990) et de celle du mur de Berlin (1989). La désillusion envers les révolutions socialistes, qui ont parfois produit des violations des droits humains n’ayant rien eu à envier aux dictatures latino-américaines, a consacré la démocratie comme le meilleur des régimes.
Le modèle démocratique fait donc partie de l’ADN de la justice transitionnelle. Pourtant, ont constaté ceux qui en sont devenus les professionnels depuis les années 1990 (1), ses apanages ne suffisent pas à assurer une paix durable : à quoi bon le multipartisme, les élections, des réformes administratives si les bourreaux et les victimes ne sont pas réconciliés ? Si les crimes des premiers restent impunis, et les secondes non reconnues ? L’équilibre social, faussement retrouvé, risque de se rompre rapidement et le pays retourner à la violence… De fait, en quarante ans environ, 103 « transitions » ont été recensées à la suite de conflits ou de régimes répressifs qui ont fait quelque 5,5 millions de morts, selon le Programme des Nations unies pour le développement. Et il estime qu’un État a 40 % de risque de retomber dans la violence cinq ans après un accord de paix…
Pour les experts, la seule façon de tourner la page et de construire une vraie citoyenneté consiste à regarder le passé en face et l’affronter pour mieux s’en libérer. Un point de vue qui a fait florès : aujourd’hui, le recours à la justice transitionnelle est quasi systématique. Grâce à elle, on espère transformer dans sa totalité une société en prônant les indissociables réconciliation, paix et la démocratie.
On voit ce que cette entreprise a d’ambitieux. Et même d’assez démiurgique. D’autant qu’elle pose des questions pratiques délicates : qui juger dans les cas de crime de masse impliquant toute une administration, voire une grande partie de la population (Rwanda, Allemagne de l’Est) ? Et selon quel mécanisme ? Comment éviter que la légitime demande de justice des victimes ne vienne contrecarrer les efforts de stabilité sociale ? Que la révélation des crimes du passé n’avive les divisions ?
Pour répondre à ces attentes, la justice transitionnelle s’est bâtie sur quatre piliers : le droit à la justice, à la vérité, aux réparations, et la « garantie de la non-répétition ». Elle s’est constitué quatre outils, tant judiciaires qu’extrajudiciaires, pour les appliquer. Le droit à la justice s’incarne dans des tribunaux internationaux (Ex-Yougoslavie, Rwanda…) ou mixtes, associant juridictions nationale et internationale (Cambodge, Sierra Leone, Timor-Oriental…), dans la Cour pénale internationale créée en 2002 pour dépasser le caractère exceptionnel des tribunaux, des juridictions traditionnelles (gacaca au Rwanda, mato oput en Ouganda).
Le droit à la vérité passe par la création de commissions vérité et réconciliation (CRV, ou noms proches). Mises en place à par l’État, sans pouvoir pénal, elles laissent place aux témoignages publics des victimes, mais aussi des bourreaux. Il s’agit, par la parole, de connaître les faits et donc de reconnaître les torts subis et infligés. Par cette entreprise de guérison, le lien social est restauré, une « mémoire » collective restituée sur laquelle se bat la nouvelle société. La plus célèbre est la CRV sud-africaine instituée après l’apartheid. Elle s’est inspirée de la première du genre en Argentine, en 1983, considérée comme l’acte fondateur de la justice transitionnelle. Le droit à la vérité se réalise aussi dans l’ouverture des archives (à grande échelle en Allemagne de l’Est), l’identification de personnes disparues, etc.
Quant au droit aux réparations, tant financières que symboliques, il relève de mesures de l’État, souvent sur recommandations des commissions vérité. L’État peut aussi construire des monuments commémoratifs, faire voter des lois mémorielles, réformer les programmes scolaires, etc.
Enfin, garantir la non-répétition suppose de réformer en profondeur les systèmes sécuritaires (armée, police), politiques, juridiques, administratifs impliqués dans les violences passées. À ce titre, la « purge », comme renouvellement légalisé de l’administration, fait bien partie de l’attirail de la justice transitionnelle.
Là encore se révèle l’ambition d’une justice qui intervient non seulement sur le juridique, mais aussi sur le psychologique, l’économique, le culturel, le politique, et en liant systémiquement le tout : les procès rendent plus efficaces les CRV, la révélation des crimes permet de financer les réparations, les jugements rendus orientent les réformes des institutions…
Les outils de la justice transitionnelle se sont affinés au fil des situations rencontrées. Car on ne « gère » pas de la même façon une communauté nationale sortant d’une dictature, guerre civile, de l’apartheid ou d’un génocide… Ses professionnels, sollicités par les nouveaux gouvernements ou la « communauté internationale », continuent de répondre aux besoins de justice de nombreuses sociétés qui en ont été privées pendant des années. Mais en succombant souvent à la tentation de la recette toute faite pour mettre en œuvre, la triade paix-réconciliation-démocratie, et en se posant rarement la question du bien-fondé de leur pratique et de leurs outils.
Pourtant, il y a de quoi : en tant qu’expression d’un seul modèle – la démocratie, mais pourquoi pas un socialisme respectueux des droits de l’homme ? ‑, la justice transitionnelle est partisane, en contradiction avec ses objectifs : peut-on proposer comme solution à la violence la démocratie, synonyme de pluralité d’opinions, sans appliquer soi-même les principes de la diversité ?
La justice transitionnelle assure que la justice est le seul moyen d’un retour à la stabilité d’un pays meurtri. Mais en est-on bien sûr ? Le Mozambique et l’Angola, par exemple, semblent avoir retrouvé un équilibre social sans procès ni CRV. Elle matraque aussi des slogans relevant de la croyance : la vérité produit de la justice, la guérison la réconciliation, etc. Mais que sait-on des vraies causalités ? Le récent indice mesurant la « réussite » d’une transition (tant de morts au bout de temps d’années) est peu convaincant. Car la vraie réconciliation se constate sur la longue durée.
Cette justice donne souvent le sentiment d’être une « justice des vainqueurs ». La transition en Allemagne de l’Est, opérée par des experts de l’ex-Ouest (l’Allemagne était déjà réunifiée), a été interprétée comme un procès au communisme. Le tribunal international pour l’ex-Yougoslavie n’a jugé que les dirigeants serbes, et non croates ou bosniaques, pourtant impliqués dans les massacres de masse. Et ne parlons pas de la Cour pénale internationale, qui n’a jugé que des Africains…
Ces grands procès, d’ailleurs, œuvrent-ils vraiment à la réconciliation ? Ils jugent des accusés choisis selon des critères nécessairement sujets à caution, et, du coup, offrent l’impunité aux autres. Ils excluent les victimes en se concentrant sur les bourreaux. Souvent, leurs peines sont contre-productives car fondées sur la menace. Sans compter qu’ils sont interminables et coûtent cher. Une sérieuse limite au tout-punitif. Qui, pourtant, répond, aussi, à un besoin de justice.
Par comparaison, la justice « reconstructive » des CRV, centrée les victimes et la guérison psychologique et sociale et sur le pardon semble avoir des atouts. Mais elle a aussi beaucoup de défauts. De nombreuses victimes de l’apartheid, témoins dans la CRV sud-africaine, ont eu un énorme sentiment d’injustice à la sentence de leurs bourreaux, condamnés à la seule honte communautaire – donc amnistiés – après un pardon « imposé » aux victimes. Celles-ci auraient, de loin, préféré la justice à la vérité. Sans compter que la confrontation avec les bourreaux a réveillé, dans 50 %, des traumatismes profonds et, souvent, un sentiment de vengeance. L’Afrique du Sud est-elle aujourd’hui une société « réconciliée » ? La violence endémique qui y subsiste, conséquence d’une violence économique ayant justifié l’apartheid qui n’a jamais été évoquée, laisse penser que non.
Le pardon et l’amnistie générale souvent proposés par les commissions vérité comme garantie de la paix sociale, peuvent-ils être la clé de la réconciliation ? Ils ont marché en Espagne et ont semblé l’être en Argentine, où l’on est pourtant revenu aux procès. L’amnésie volontaire, elle, semble fonctionner au Mozambique mais pas au Liban. Plus fondamentalement, ils demeurent des « dénis » de justice pour les victimes. Qui, du coup, subissent la double peine, engendrant ressentiment. Cette solution unique, donc « totalitaire », est bien éloignée des idéaux de la démocratie souhaitée.
La question des réparations pose aussi problème. Elles constituent, certes, un acte de justice concret. Mais sont souvent interprétées par les victimes comme une volonté d’acheter leur silence, comme on l’a vu au Maroc. Sans compter qu’elles mettent en concurrence des groupes de la communauté pour les obtenir…
Les questions posées par la justice transitionnelle restent nombreuses. Son intention d’aboutir à une paix durable est certes louable. De même que son orientation à combattre la justice sociale et la pauvreté, causes de conflits. Sa prétention à imposer un modèle unique, en revanche, est problématique. L’exemple, éloquent, de l’Irak, ou encore le mauvais signal dans les pays des « printemps arabes » devraient l’inciter à réfléchir en profondeur à cette dimension.
(1) Comme les appelle Kora Andrieu dans son livre La Justice transitionnelle (Folio essais, Paris, 2012), auquel cet article doit beaucoup.