La tribune de Philippe de Saint-Robert, parue dans le numéro de septembre 2017 d’Afrique Asie.
Le tsunami jupitérien qui a porté en France Emmanuel Macron au pouvoir semble laisser une plage encombrée. Il est difficile de voir les choses avec objectivité. Les Français souffrent trop de la gloire de leur passé pour retrouver leurs marques dans la nébuleuse de la mondialisation, et surtout dans le brouillard où ils sont chaque jour un peu plus coupés de leurs propres racines par l’Union européenne.
En tentant dès son entrée en scène de replacer la France dans le jeu du monde, le président de la République l’a sortie du tunnel où les deux précédents quinquennats l’avaient immobilisée. Poutine à Versailles, Trump à Paris, c’était habile et nécessaire, mais après ? Pour sortir tout à fait la France d’où elle se trouvait, encore eût-il fallu ne pas se lier les mains à Berlin et à Bruxelles. Avec Angela Merkel, pourtant de plus en plus contestée dans son pays, Macron a commis la même erreur que son prédécesseur, qui s’était promis de renégocier un traité qu’il s’est pourtant empressé de ratifier.
La France s’abandonne au dieu Marché
Il y a une chose que les gouvernements successifs de la France n’ont pas comprise, ou pas voulu comprendre : c’est que son système social, hérité des illusions bienveillantes de la Libération, était incompatible avec l’évolution de l’Union européenne vers un système néo-libéral, voire néo-conservateur, assujetti à une économie exclusivement abandonnée à la domination du marché, celui-ci divinisé par l’Angleterre et l’Allemagne.
La France se voulant, du jour au lendemain, élève modèle d’une Europe à la Jean Monnet et à la Cohn-Bendit, a renoncé à toutes les protections que lui assuraient ses services publics, son colbertisme qui ne lui a pas si mal réussi dans l’Histoire, son « jacobinisme » abusivement décrié au nom d’un pseudo-régionalisme qui n’a pas tardé à ruiner ses finances publiques au profit de nouvelles féodalités locales parfaitement inutiles.
Entre la dictature des gnomes de Bercy (comme les appelait jadis Alain Juppé et dont Emmanuel Macron est lui-même un produit), et ceux de Bruxelles, le système macronien s’est vite révélé impuissant à se dégager ou à voler. Il est certes nécessaire de mettre fin à la gabegie budgétaire d’un État incapable de résister à la moindre revendication : on sait depuis Chirac qu’il suffit d’agitations de rue pour que le pouvoir recule. Cela s’appelle la « démocratie d’opinion ». Encore faudrait-il savoir distinguer l’important de l’accessoire, par exemple les budgets des armées et de la justice, de ceux des minorités agitées, des clientèles électorales et autres tyrannies locales.
L’affaire du budget des armées aura été le déclencheur d’une prise de conscience de l’impasse où le nouveau pouvoir se laissait entraîner. Amputer le budget de 2017 pour annoncer qu’on l’augmenterait six mois plus tard, comment prendre cela au sérieux, alors qu’on ne cesse de nous dire que « nous sommes en guerre », bien que la situation soit ainsi mal formulée ?
Dans cette affaire du budget des armées, Emmanuel Macron a beaucoup menti. D’abord en accusant le général de Villiers d’avoir étalé ses divergences « sur la place publique », alors qu’il s’était exprimé, comme son devoir l’y incitait, à huis clos devant une commission parlementaire. Curieux que personne ne se soit demandé qui était la « taupe » et pour le compte de qui elle « fuitait »…
Les marcheurs déjà fatigués…
Il allait sans le dire que le chef de l’État est le chef des armées. À quoi sert de s’affirmer à contre-emploi ? L’éclat auquel Emmanuel Macron s’est livré lors de son discours à l’hôtel de Brienne, la veille du 14 juillet, humiliant publiquement un chef d’état-major des armées respecté de tous, était d’une consternante muflerie, en attendant mieux, à savoir qu’un ministre de seconde zone, dont on ne sait d’où il sort, traite ce grand soldat de « poète revendicatif ». L’esprit de finesse n’est certes pas le fort de ces marcheurs déjà fatigués… On a même entendu le président de la République distinguer les « gens qui réussissent » (les milliardaires sans doute) de « ceux qui ne sont rien ». Une telle arrogance est difficilement supportable ; c’est du Mélenchon de droite.
À y regarder de plus près, on a le sentiment que le coup porté à l’armée française par son chef était prévisible, voire prévu. Le brusque passage de Jean-Yves Le Drian du ministère de la Défense à celui des Affaires étrangères était un signe. Premier soutien déclaré de Macron au Parti socialiste, Le Drian ne pouvait être éliminé, mais il est visible que Macron n’approuvait pas sa politique de défense, qui repose jusqu’à nouvel ordre sur la seule France. Macron s’est mis en tête d’entraîner l’Allemagne fédérale dans cette Arlésienne qu’est depuis des années l’« armée européenne », laquelle serait, avec la monnaie unique, l’acte le plus significatif d’une fédéralisation forcée de l’Union européenne – dont personne ne veut.
Cette fédéralisation est impossible et ne se fera pas. Merkel a prévenu Macron : c’est un domaine où, à sa différence, elle ne peut agir sans son Parlement. Il faudrait pour que cette utopie ait un commencement ou un semblant de réalisation, que les pays européens aient un puissant adversaire commun. La Russie ? C’est une plaisanterie. L’Amérique de Trump ? Même si elle nous embête, comment feraient des pays incorporés à l’Otan pour tenir tête à l’Amérique ?
Les Allemands ne se privent d’ailleurs pas de laisser entendre à la France que ses interventions extérieures sont liées à son passé colonial et ne les concernent aucunement. Avant le Brexit, l’illusion d’une entente militaire franco-britannique, racontée par Chirac, avait formellement été contestée par l’état-major britannique. S’il y a bien un domaine où la souveraineté est incontournable, c’est bien le domaine militaire. L’Allemagne fédérale, avec son incorruptible Cour de Karlsruhe, est la plus « souverainiste » des nations de l’Union européenne – alors que le Conseil constitutionnel français ne perd jamais une occasion de s’aplatir devant les abus de pouvoir de Bruxelles.
Démocratie d’opinion, le pire des populismes
Pour le moment, Emmanuel Macron pratique une confusion des ordres : il confond politique et morale, vision et utopie. On lui doit certes d’avoir sauvegardé les institutions de la Ve République, que deux idiots utiles (Mélenchon et Hamon) voulaient détruire au profit d’une anarchie pseudo-révolutionnaire. Son discours du Vel’ d’Hiv, où il eut l’indécence de prolonger la confusion de Jacques Chirac entre la France et le régime de Vichy, sous tutelle de l’Occupant et par conséquent dépourvu de souveraineté légitime, et d’y associer un premier ministre israélien dont la France désapprouve la politique et qui est soupçonné de crimes de guerre, n’est pas à l’honneur d’un président qui épouse ainsi le comportement de Manuel Valls.
Par ailleurs, il a tort d’abaisser la représentation nationale en mettant les parlementaires sur la paille, les exposant bien davantage qu’auparavant à un assujettissement aux lobbies en tout genre. Emmanuel Macron a tort de céder à la « démocratie d’opinion », qui est le pire des populismes. Dans ces conditions, le redressement de la France reste en suspens.