« Ceux qui parlent ne savent pas, ceux qui savent ne parlent pas. » La vie politique à Bamako suit souvent ce vieux dicton, particulièrement frustrant pour l’observateur de passage ! À quoi pense depuis un an l’ancien président Alpha Oumar Konaré, reclus dans sa splendide villa du bord du fleuve ? Que manigance l’ancien putschiste, le capitaine Sanogo, enfermé avec ses bérets verts au camp de Kati, à 20 km de Bamako ? Ce dernier, comme l’ancien dictateur Moussa Traoré, maîtrise aussi l’art de parler pour ne rien dire. D’autres se livrent au prudent exercice du « off », et d’autres encore semblent attendre de se voir préciser les modalités de l’élection présidentielle du 7 juillet – si elle se tient – et à quelle date réelle.
Les appétits s’aiguisent, favorisés par l’absence de leadership – ou la multiplication des prétendants, ce qui revient au même en favorisant la dispersion des votes – de l’Adema, ex-parti dominant. Car de la bonne centaine de partis politiques maliens, nombre sont groupusculaires et se rassemblent d’ailleurs par plates-formes ou fédérations fluctuantes. Peu ont un programme, et le pouvoir très personnalisé est avant tout celui d’hommes connus, une classe d’interconnaissances qui n’est pas prête à une quelconque alternance générationnelle.
Ainsi la candidature de Soumaila Cissé – voyageant entre Dakar et l’Europe et jouant de la puissance des médias – était attendue, comme celle de l’ancien premier ministre de la transition Soumana Sako. La résurrection de Modibo Sidibe, ex-premier ministre d’Amadou Toumani Touré (ATT), le président déchu en mars 2012 par un coup d’État, laisse la classe politique perplexe. Elle fait peut-être partie des candidatures témoins, que l’on dit sur place « biodégradables » – comprendre éphémères…
Qu’est-ce qu’une élection au Mali – et dans nombre de pays africains – quand les résultats officiels vont à l’encontre des réalités électorales ? Il est de notoriété publique qu’Ibrahim Boubakar Keita (IBK), le charismatique leader du Rassemblement pour le Mali (RPM), était en tête en 2007, et même probablement élu au premier tour, à 52 % environ, et que son inimitié avec Alpha Omar Konaré lui a valu d’être éliminé du second tour ! La victoire lui a été une fois de plus volée aux élections prévues en avril 2012 par le coup d’État du 22 mars. La troisième fois sera-t-elle la bonne, avec l’appui tacite de la France et des États-Unis ?
C’est que l’élection, fût-elle « sincère et transparente », comme le disent les observateurs internationaux qui ont souvent manqué de lucidité ou de courage lors des scrutins précédents, n’est pas tout. En dehors des urnes, où est le pouvoir réel dans le Mali de 2013 ? La Koulouba, ce fortin présidentiel dominant la capitale, en est le lieu le plus improbable… Est-il au camp de Kati, fief du capitaine Sanogo, dont le pouvoir – au minimum de nuisance – est bien celui de l’ombre, toujours prêt à faire démissionner un premier ministre comme Cheikh Modibo Diarra, à lancer les bérets verts contre les bérets rouges fidèles d’ATT en plein Bamako, à arrêter en dehors de toute loi journalistes critiques ou leaders contestataires ?
Ou à l’ambassade de France dont le titulaire, Christian Rouyer – remplacé le 21 mars par Gilles Huberson –, passe ces temps-ci du « off » au « on », se permettant de tancer la classe politique malienne, et même la population jugée par lui trop remuante en temps d’intervention internationale ? Il a été démis le 21 mars, mais quelles consignes pour son remplaçant ? Le pouvoir est-il au siège très discret des forces françaises, ou de la Mission internationale de soutien au Mali (Misma), qui tiennent au-delà de l’aéroport et des camps tout le Nord du pays et exercent un pouvoir prétorien exorbitant, en l’absence de pouvoir élu à Bamako ?
Ou peut être ailleurs et plus loin : à l’Élysée ou au ministère français de la Défense, comme l’ont démontré de manière spectaculaire et parfois surréaliste les visites de François Hollande et de Jean Yves le Drian ? Au siège de la Cedeao, l’organisation régionale d’Afrique de l’Ouest, ou de l’Union africaine – en attendant l’Onu –, dépossédant le Mali de toute autonomie, dans une volonté de gouvernance directe ?
Devant ce théâtre d’ombre de pouvoirs multiples et parallèles, l’ambiance politique à Bamako semble fragile, inconsistante, fluctuante, plus faite de rumeurs que d’actes, d’engagements verbaux que de programmes. Et pour cause : la guerre au nord pèse sur la vie politique comme une épée de Damoclès et l’intervention française se traduit pour beaucoup comme une sorte de gouvernance qui n’oserait dire son nom – l’ancienne métropole assurant de fait les fonctions régaliennes principales. Et pour les voix critiques ou la gauche malienne, pour Aminata Traoré ou le révolutionnaire Oumar Mariko, comme un incertain début de colonisation.
La guerre est pourtant là, dans les esprits, si proche, si lointaine. Guerre sans images ni infos maliennes, puisque seuls quelques journalistes français sont autorisés non pas à faire leur travail, mais à être « embarqués » – dans tous les sens du terme – dans les convois ou blindés de l’armée française. À part quelques officiers dans les restaurants bamakois, l’armée française est quasi invisible dans la capitale, ainsi que la Misma, recluse dans son quartier général. Laissant le champ libre aux prétoriens du capitaine Sanogo, n’hésitant pas à attaquer le camp de bérets rouges – leurs forces ennemies, rempart failli de l’ancien président ATT, en exil à Dakar –, lui aussi très silencieux sur le conflit actuel.
Entre absence d’images du champ de bataille – il a fallu la visite de Jean-Yves Le Drian, ministre français de la Défense, dans l’Adrar des Ifoghas pour avoir les premiers reportages français sur la traque des djihadistes – et les rumeurs multiples, la presse malienne a-t-elle failli ? Dans tous les cas, ni plus ni moins que la presse internationale et particulièrement française qui semble prise par une vision univoque d’un conflit censé se passer en une terra incognita, un vide sidéral politique. On peut mettre au défi le lecteur ou le téléspectateur français de citer quelques noms d’intellectuels ou politiques maliens – à l’exception du « président par intérim Dioncounda Traoré, à la légitimité régulièrement contestée.
La presse et les intellectuels, ainsi que certains leaders, ont fait pourtant le choix contraire, celui de la mobilisation et des prises de position publiques – quitte à déchaîner les foudres de la Sûreté ou de l’ex-junte s’ils vont trop loin. C’est ainsi que le journaliste Boukary Daou, directeur du quotidien Le Républicain, a été arrêté le 6 mars par la Sécurité d’État pour une critique d’un officier contre les avantages d’« ancien chef d’État » (sic !) accordés au capitaine Sanogo. Et que, malgré son mandat de député, le Dr Oumar Mariko, chef du parti Sadi et un des leaders populistes de la Convergence patriotique pour le Mali (Copam), a été interpellé violemment par les mêmes « services » le 11 février. Ex-leader étudiant, le pouvoir lui prête toute tentative de déstabilisation, jusqu’à la possibilité pour des foules urbaines paupérisées d’avoir voulu faire tomber la faible présidence de Dioncounda Traoré début janvier, juste avant le début de l’opération Serval.
Dans une inversion complète par rapport à l’opinion occidentale et aux priorités du gouvernement français, c’est bien le Mouvement national de libération de l’Azawad (MNLA) et les « bandits » touaregs qui mobilisent une détestation grandissante à Bamako, comme le signalent les conclusions de la Convergence pour sauver le Mali réunie par Me Mountaga Tall, se refusant à toute négociation avec le MNLA s’il ne dépose pas les armes.
L’hypothèse d’une « principauté touarègue » de fait à Kidal sous égide de l’armée française cristallise l’opinion nationaliste. L’influence sourde des wahhabites de la capitale, à l’instar de Mahmoud Dickon, président du Haut Conseil islamique, fait de loin préférer à certains une charia modérée et tolérer l’islamisme combattant plutôt qu’un peuple touareg qui sert, depuis les indépendances, de bouc émissaire collectif. Consacrer la partition sous la forme d’une force d’interposition onusienne est la hantise du moment, qui fait hésiter jusqu’au président par intérim : Bamako criant à l’institutionnalisation d’une mise sous tutelle incontrôlable, qui bien sûr, sans oser le dire, existe déjà.