Les spéculations allaient bon train, à Banjul, sur les raisons qui ont poussé l’excentrique et imprévisible président Yahya Jammeh à annoncer, dans la nuit du 19 au 20 août, l’exécution de quarante-sept condamnés à mort de la prison de Mile Two, dans la capitale gambienne. Le 24 août, un peloton d’exécution en a fusillé neuf, parmi lesquels une femme, deux Sénégalais et quatre soldats accusés de complots de coup d’État en 1995 et 1996. La rumeur dit que Jammeh aurait pris très au sérieux le marabout sénégalais qui lui avait conseillé, pour prévenir la préparation d’un putsch, de procéder à des sacrifices de sang. Vu sa propension à écouter religieusement les marabouts et sa paranoïa sur un renversement de son régime par la force, il n’est pas exclu que la rumeur soit vraie.
Les exécutions ont provoqué en Gambie une onde de choc considérable, d’autant que les familles n’ont pas été informées de l’endroit où les condamnés ont été enterrés. L’un des dirigeants les plus actifs de l’opposition, Halifa Sallah, de l’Organisation démocratique du peuple pour l’indépendance et le socialisme (PDOIS en anglais, parti radical) a protesté en rappelant que la loi ne permet pas d’exécuter sommairement, et en secret, les condamnés à mort. L’ordre d’exécution aurait dû venir publiquement du président et être publié en indiquant l’heure et l’endroit, a précisé Sallah, porte-parole du rassemblement des partis d’opposition et éditeur de l’hebdomadaire Forooya. Il a aussi trouvé étrange que Jammeh ait choisi l’Aïd-el-Fitr, jour du pardon et de la réconciliation pour les musulmans, pour faire son annonce.
La protestation a été énorme dans le pays, bien que le gouvernement ait pris soin de faire approuver les exécutions par des organismes tels que le Conseil suprême islamique de Gambie. La vice-présidente Isatou Njie-Saidy a déclaré à un groupe d’anciens de la région Ouest qu’elles étaient légales. Le procureur Emmanuel Agim (un expatrié nigérian) a exprimé des remarques prudentes pour les justifier, arguant que de nombreux pays pratiquaient la peine de mort et que ce n’était pas une question de politique, mais de loi.
Finalement, la forte réaction de la société civile contre les exécutions a obligé le président, a annoncé, le 22 septembre, qu’il suspendait les suivantes, tout en avertissant que s’il y avait une augmentation des crimes, elles reprendraient. C’est la première fois que le taux de criminalité est utilisé pour justifier des exécutions… Yayah Jammeh n’a pas fait référence aux protestations extérieures, comme celles de l’Organisation des Nations unies pour les droits de l’homme, l’Union européenne, le secrétariat du Commonwealth, Amnesty International qui a publié des rapports accablants sur la situation en matière de droits humains en Gambie. Les objections portaient autant sur l’absence de bonne et due forme du jugement que sur la peine de mort. Elle avait été abolie en Gambie l’année avant la prise du pouvoir de Jammeh, mais il l’a réintroduite.
Par le passé, le président n’a jamais voulu admettre que son action avait été influencée par des pressions extérieures, bien que les menaces de suspension d’aide, particulièrement de l’Union européenne (qui a apporté 73 millions d’euros dans la période 2008-2013) semblent avoir parfois marché. Comme dans le cas du pardon accordé à sept journalistes (y compris Halifa Sallah) emprisonnés pour sédition en 2009. Leur faute ? Avoir critiqué implicitement le président en ayant dit que le gouvernement n’était pas responsable de l’assassinat de l’un des plus importants journalistes du pays, Deyda Hydara.
Jammeh semble cependant avoir été plus sensible aux réactions négatives en Afrique. Certains États de la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (Cedeao) ont réagi plus fortement, car certains de leurs citoyens ont été exécutés ou attendent dans le couloir de la mort. Le gouvernement n’a pas été prévenu de l’exécution de deux Sénégalais et un autre, un Nigérian et deux Bissau-Guinéens sont toujours condamnés à mort. Des manifestations contre le président gambien ont eu lieu à Bissau, et plusieurs organisations de la société civile nigériane ont interpellé le président Goodluck Jonathan pour qu’il intervienne. Il n’y a pas eu de suite publique à cette demande. Les relations complexes entre les deux pays y sont sans doute pour quelque chose. Le « grand frère » nigérian aime parfois utiliser son influence avec parcimonie.
Mais ce sont les relations avec le Sénégal qui pourraient devenir très tendues. Après avoir été élu en mars dernier, le président Macky Sall s’était fait un devoir de consacrer sa première visite extérieure à la Gambie, conformément à son souhait de relancer les négociations de paix en Casamance où, depuis trente ans, sévit une rébellion. Il a jugé à juste titre que le président gambien, dont la famille est en partie diola de Casamance, détenait peut-être la solution pour une paix à long terme dans la province dissidente du sud.
Jammeh s’est flatté d’avoir été choisi par Sall pour sa première visite à l’étranger. Après avoir rendu responsable l’ex-président sénégalais Abdoulaye Wade du blocage des pourparlers de paix, il a déclaré qu’il était prêt à éteindre le feu. Il a toutefois ajouté que le Sénégal ne devait pas accueillir les Gambiens qui voulaient jouer avec le feu dans leur pays. Et a affirmé que l’ex-président nigérian Olosegun Obasanjo et l’ex-secrétaire général de l’Onu Koffi Annan l’avaient supplié d’intervenir en Casamance. Pendant des années, les Sénégalais ont suspecté Jammeh de jouer un double jeu, raison pour laquelle Wade a pu désespérer de son utilité dans cette affaire. Cependant, on a considéré que la visite de Sall a établi des relations pour un futur prometteur.
Pour faire bonne mesure, les deux pays se sont engagés à poursuivre le projet de pont sur la rivière Gambie, en faisant appel à des fonds européens. Le projet avait été lancé par le président Senghor et le président Diawara peu après l’accession de la Gambie à l’indépendance, en 1965. Les Gambiens ont fait semblant de le soutenir officiellement mais ont toujours traîné les pieds, car il aurait rendu inutile le très lucratif ferry de Farafenni. C’est le mécontentement engendré par les retards de ce ferry autant que le besoin stratégique du Sénégal d’un accès plus rapide à la Casamance qui poussaient les Sénégalais à réactiver régulièrement le projet. Cela n’a jamais marché, pas même à l’époque de l’infortunée Confédération sénégambienne (1982-1989), lorsque la présence militaire sénégalaise en Gambie avait donné la possibilité au Sénégal de faire plus que des pressions directes.
Aujourd’hui, après l’enthousiasme, les relations ont pris un tour dramatique après les exécutions d’août. Les médias de Dakar et la classe politique ont eu une réaction passionnée qui a poussé le président Sall à protester fortement après la fusillade de ses ressortissants. L’ancien ministre des Affaires étrangères, Madick Niang, aujourd’hui dans l’opposition, s’est rendu à Banjul pour intercéder. Sur ordre de Wade probablement, qui était à l’étranger depuis son échec électoral en mars – une manière de montrer l’inefficacité de Sall dans cette affaire. Le président mauritanien Mohamed Ould Abdelaziz et le leader américain des droits civiques, Jesse Jackson, ont aussi fait le déplacement à Banjul en mission de médiation. On leur doit certainement la décision de suspendre les exécutions.
Les Sénégalais ont indiqué qu’il était temps de clore le chapitre, mais les dégâts sont là et il sera difficile de reconstruire la confiance exprimée en avril. Macky Sall a reçu sa première leçon en matière d’imprévisibilité de Jammeh.
Celui-ci a affirmé qu’il était prêt à lancer une enquête sur l’assassinat, en 2004, de Deyda Hydara, et sur la disparition d’un autre journaliste, Ebrima Manneh, en 2007. S’il est sincère, ce serait une première. On connaît bien sa haine envers les journalistes. Il vient de faire fermer trois journaux et deux stations de radio pour avoir diffusé des reportages jugés hostiles et est constamment en guerre avec des organisations comme Reporters sans frontières et le Comité de protection des journalistes. Ces associations ont néanmoins salué l’annonce du président, même s’il y a de sérieux doutes pour que l’affaire aille plus loin.
Nouvelle diversion par rapport à l’embarras provoqué ces derniers mois : Jammeh a prétendu qu’on pouvait guérir le sida avec la médecine africaine, en utilisant une pâte faite d’herbes et de banane. Lors de sa visite aux patients atteints de cette maladie à l’hôpital de Banjul, il a déclaré qu’il fallait cesser tout traitement antirétroviral lorsqu’on prenait ces remèdes… Quelle excentricité va-t-il encore inventer ?