Cinquante morts à Garga, une ville située au nord-ouest. C’est le bilan des derniers affrontements qui ont eu lieu entre des groupes d’autodéfense et des combattants appartenant a priori à la Séléka, coalition rebelle censée ne plus exister, mais dont le leader, Michel Djotodia, est au pouvoir à Bangui. Ce n’est qu’un cas parmi d’autres. Il risque d’être bientôt recouvert par une autre exaction qui fera sans doute encore de nombreuses victimes.
De toute évidence, le chef de l’État ne parvient pas ou plus à imposer son autorité sur ces forces qui n’ont de coalition que le nom. Bien qu’elles l’aient porté au pouvoir en renversant le président François Bozizé, elles ne le reconnaissent plus pour chef, ni même parfois pour l’un des leurs. Le 13 septembre dernier, Djotodia a d’ailleurs annoncé la dissolution officielle de la Séléka, sans que cette annonce ait un effet quelconque. Chaque bataillon semble avoir pris son indépendance et ne répond plus à aucun ordre, d’où qu’il vienne. Ces unités autonomes prolifèrent plus à la campagne que dans la capitale, car il y est bien plus facile de s’y payer sur la bête. Elles s’y fournissent en vivres en volant les récoltes, le petit et le gros bétail, y trouvent l’argent qui leur sert ensuite à se fournir en armes, en munitions et en carburant. Les violences sont quotidiennes et nombreuses : viols, torture, rapts, enrôlement forcé d’enfants soldats, etc. Bref, rien de cette « guerre » immorale, aveugle et infinie parce que dénuée de tout objectif n’est épargné aux populations de Centrafrique.
Selon les agences des Nations unies, environ 1,6 million de Centrafricains ont un besoin urgent d’assistance alimentaire ou médicale. Le Programme alimentaire mondial estime à 500 000 le nombre de personnes ayant besoin d’un soutien en nourriture. Il y a actuellement 12 000 enfants qui souffrent de « malnutrition aiguë ». Selon le Haut-Commissariat pour les réfugiés (HCR), 150 000 personnes ont fui vers les pays voisins, dont 40 000 au Cameroun et 60 000 au Tchad. Quant aux déplacés à l’intérieur du pays, ils seraient environ 400 000.
Les principaux axes routiers sont aussi au cœur des violences, notamment la route qui relie la Centrafrique au Cameroun, axe stratégique dont le pays tire – ou plus exactement tirait – l’essentiel de ses recettes douanières. Aujourd’hui, ce sont ces soi-disant membres de la Séléka dissoute qui rackettent le moindre véhicule à moteur s’y aventurant, du camion bâché à la mobylette, et même les individus isolés pour peu qu’ils soient porteurs d’un ballot.
Les puissances occidentales s’inquiètent. « La situation en République centrafricaine est un sujet prioritaire pour nous », déclarait le ministère français des Affaires étrangères le 2 octobre. Sur proposition de la France, le Conseil de sécurité des Nations unies a adopté, le 10 octobre, une résolution renforçant le mandat du bureau de l’Onu et préparant le renforcement de la force internationale. Paris espère voir la Mission internationale de soutien en Centrafrique (Misca), composée de 1 500 soldats actuellement sous mandat de l’Union africaine, devenir une opération gérée et financée par les Nations unies. Le contingent serait alors porté à 3 500 hommes, en quatre bataillons de 850 soldats dont la plupart proviendraient des pays africains. Mais le mieux qui puisse se faire ne sera pas fait avant le printemps 2014…
Face à l’aggravation de la situation sécuritaire dont les populations civiles sont la principale cible, ainsi que pour pallier l’absence de forces de l’ordre, les villageois se regroupent et s’organisent en milices d’autodéfense, ce qui élève obligatoirement le niveau des violences, comme à Garga. La situation est particulièrement chaotique, car les causes des échauffourées sont très différentes. Il y a des tensions entre groupes culturels qui sont traditionnelles mais peuvent brusquement prendre une ampleur inégalée, parce que les armes circulent plus facilement et que le climat social n’est pas à la cohésion nationale.
Il peut y avoir aussi des tensions religieuses, par simple phénomène d’identification. Les agriculteurs sont bien souvent des chrétiens et les membres de la Séléka, des musulmans. Après une agression, les premiers se lancent dans des représailles, contre n’importe quel musulman leur tombant sous la main. Bien souvent, il s’agit d’éleveurs du Nord qui n’y sont pour rien. Comme l’a expliqué Mgr Nestor Désiré Nongo Aziagbia, évêque de Bossangoa, une ville située à 300 km au nord de Bangui : « Nous sommes arrivés à un point où la population musulmane, autochtone, assimilée à tort aux éléments de la Séléka, se sent en insécurité quand elle va aux champs parce qu’elle peut se faire attaquer et par la Séléka, et par des groupes d’autodéfense en mission punitive. » Dès lors, les pillages d’églises succèdent aux incendies de mosquées, dans une spirale dont nul ne sait plus comment sortir. Rappelons que c’est le président déchu François Bozizé qui, peu confiant en l’armée nationale, avait encouragé la formation de milices d’autodéfense dans cette région pour répondre au déficit de forces de l’ordre…
C’est cet aspect de la situation centrafricaine qui inquiète l’Occident et pourrait l’inciter à se hâter de prendre des mesures fermes. Un tel terreau de haine ne peut en effet que paver la voie aux islamistes de toute obédience, qui ont désormais toute latitude pour influencer les populations. Par l’intermédiaire de petites organisations de soins médicaux ou d’assistance alimentaire, il leur est loisible d’orienter et d’organiser les villageois. C’est, à quelques différences près, ce qui s’est passé au Nigeria avec la secte Boko Haram.
Cette Centrafrique en passe de devenir « pays sans État » inquiète également ses grands voisins, et particulièrement le Tchad. Alors que le président tchadien Idriss Déby Itno a délibérément abandonné à son sort son homologue François Bozizé au plus fort de la tempête, il craint aujourd’hui que la situation ne se retourne contre lui. C’est pourtant lui qui est à l’origine de la présence de Michel Djotodia au pouvoir, car sans son aide, financière et surtout militaire, il ne serait jamais parvenu à entrer dans Bangui le 24 mars 2012. Ce sont des combattants d’origine tchadienne – des musulmans – qui composaient l’essentiel des forces de Djotodia. Aujourd’hui, l’armée tchadienne représente la contribution la plus nombreuse à la force africaine déployée dans la capitale, et Déby envisage une « rallonge » d’environ 400 soldats. Il va cependant falloir que le déploiement ne se limite pas à Bangui, mais évolue vers les frontières. En effet, une capitale sécurisée l’intéresse, mais dans une moindre mesure. En revanche, une Centrafrique globalement sans foi ni loi serait le terrain idéal pour que se rassemble et s’organise une rébellion qui s’en prendrait à ses vingt-trois ans de pouvoir sans partage. Et il sait parfaitement, pour l’avoir déjà vécu, qu’à N’Djamena le danger vient des zones frontalières.