Absolument décontracté, facile à aborder, le maestro transmet une bonne dose de salutaire sérénité à son interlocuteur.
Comme s’il voulait faire disparaître dans la simplicité le poids de l’héritage qu’il porte sur les épaules. Ou, si vous voulez, dans ses doigts vertueux et téméraires. Chucho Valdés, fils de Bebo, dit El Grandote – pianiste célèbre dans les années 1940 et 1950, inventeur du style batanga, repris par Benny Moré – est l’une des locomotives du courant latin jazz cubain. En bon précurseur, il en fonde l’un des premiers orchestres en 1963 avec le chanteur Guapacha et se produit ensuite au sein du Quinteto Cubano de Jazz. Si son intention était de « moderniser les rythmes du pays » dans la rencontre avec les formes et les harmonies du style inventé à la Nouvelle-Orléans par les descendants des captifs noirs, la tâche s’accomplit à la faveur du bouillonnement créatif et du retour aux sources qui balisent l’évolution de la musique afro-nord-américaine au milieu du siècle précédent.
Pas de contresens esthétiques en fait, ni de jonctions douteuses, dans ce mariage que Chucho et ses acolytes vont célébrer entre le bombardement polyrythmique de syncopes et contretemps propre de Cuba, et l’expressionnisme vif et percutant des années 1950 et 1960 aux States. Quand, en 1973, le maestro crée Irakere (« végétation », en langue yoruba) avec des complices attitrés comme José Luis Cortés, Arturo Sandoval, Paquito D’Rivera et Anga Diaz, son esprit visionnaire apporte la touche noble dans la sarabande torride du big band. Valdés en acquiert une notoriété internationale, mais il n’est qu’à moitié satisfait car, dit-il aujourd’hui, « mon travail de pianiste se perdait un peu dans cette musique qui était essentiellement conçue pour danser ».
À la tête d’un quartet (piano, batterie, basse et percussions), il arpente les années 1990 en développant un cadre conceptuel qui intègre l’élément afro-cubain. Car entre-temps, le Maestro est devenu santero, grand prêtre officiant dans les séances mystiques de la santeria, rituels d’origine africaine qui ont vu le jour en milieu urbain dans les grands patios des maisons coloniales ou dans les solares, vieilles bâtisses des faubourgs havanais de Regala et Guanabacoa.
Chucho’s Steps (World Village/Harmonia Mundi), son dernier album, est une illustration parfaite, à la fois raffinée et tumultueuse, de cet aboutissement hardi. « L’harmonisation de rythmes différents demande un long travail. C’est comme un jeu en spirales qui se déroule à travers une série de combinaisons et dont la source demeure la liturgie des cérémonies sacrées. » Au-delà du latin jazz, le jazz afro-latino établit les nouvelles frontières de la musique qui remonte le fleuve de la mémoire.