« Emportée par les flots tumultueux de la crue vers son fatal destin, la naufragée continuait à proclamer que la moisson sera bonne. » Ce proverbe populaire sur l’inconscience face au danger décrit mieux que de longs discours l’inconséquence des politiques en Tunisie après l’élimination du leader de la gauche démocratique et moderniste, Chokri Belaïd.
Ce premier assassinat politique depuis celui du leader syndicaliste Farhat Hached par l’organisation colonialiste la Main rouge, en 1952, a agi comme un révélateur. Les circonstances troubles du crime ont mis à nu une volonté manifeste d’éliminer des opposants à l’islam politique et au projet d’islamisation par effraction de la société par Ennahdha et ses acolytes salafistes. Ils sont venus s’ajouter à la brutale dégradation de la situation économique et sociale pour souligner la perte de confiance qui affecte l’État à tous les niveaux.
Si les Tunisiens ont vécu ce crime comme un électrochoc, la classe politique, elle, prise de court par la mobilisation populaire contre la violence, est en plein désarroi. Elle navigue à vue sur un océan de revendications, en tête desquelles se dresse un mot d’ordre largement partagé : « Plus jamais ça, Ennahdha dégage ! »
« Les mots tuent plus sûrement que les balles. Avant de succomber sous le plomb de ses ennemis, Chokri Belaïd a été tué par les anathèmes islamistes » contre les démocrates et les modernistes. Pas dupe, la vox populi a déjà tranché. Même s’il s’avère que les islamistes n’ont pas armé le bras du meurtrier, ils lui ont préparé le terrain par un discours suintant la haine. Chokri Belaïd, accusé d’être la locomotive des secousses populaires qui ont ébranlé l’État nahdhaoui à Tataouine et Siliana, était désigné comme victime expiatoire à la vindicte de ses ennemis.
Grande gueule, il était l’infatigable dénonciateur des agissements d’Ennhadha et de sa connivence avec les têtes du salafisme wahhabite, le Qatar et l’Arabie Saoudite. Il était le pourfendeur intransigeant du projet islamiste occulte d’établir un État partisan et totalitaire, aux antipodes des déclarations rassurantes sur la démocratie, l’État civil et le respect des libertés publiques servis aux médias nationaux et étrangers. Devenu au fil des jours l’ennemi numéro un des islamistes, son élimination a fini par s’imposer comme une évidence aux yeux de ses meurtriers, qui sont passés à l’acte. Un assassinat que Rached Ghannouchi, guide d’Ennahdha, a tenu cyniquement à minimiser en le ravalant au rang d’« acte ordinaire » en période révolutionnaire. Le sang de Chorki Belaïd à peine séché, le chef de l’État, Moncef Merzouki, proclamait de son côté : « La Tunisie a absorbé le choc », et invitait implicitement le pays à passer à autre chose.
Mais les contre-feux allumés ici, tout comme les déclarations ambiguës et les postures compassionnelles pour détourner les accusations des islamistes, n’y feront rien. Les centaines de milliers de Tunisiens qui ont formé un cortège de plus de dix kilomètres pour accompagner la dépouille mortelle du leader des Patriotes démocrates unifiés (PDU) jusqu’au carré des martyrs du cimetière national d’El Jallaz, l’ont crié à tue-tête. Ils ont entonné en chœur, à plusieurs reprises, le couplet de l’hymne national qui révulse le plus les islamistes, parce qu’il libère le peuple de la soumission à la volonté divine et lui remet son sort entre les mains : « Lorsqu’un peuple aspire à la vie, le destin doit s’y plier, les ténèbres doivent se dissiper et les chaînes doivent se briser. » Leur détermination à poursuivre le combat était intacte malgré le traumatisme.
De cette journée de mobilisation et de deuil qui a vu les grandes villes de Tunisie, en grève générale, se transformer en villes fantômes, une image restera gravée à jamais dans les mémoires. Celle de Basma Belaïd, veuve du leader assassiné, drapée dans le drapeau national, arborant le « V » de la victoire, debout sur un véhicule militaire de l’escorte funèbre. Comme elle, les milliers de Tunisiens qui s’étaient rassemblés pour des funérailles symboliques ont ressenti que le meurtre de Chokri Belaïd signait aussi sa victoire contre la régression et l’obscurantisme. Belaïd savait qu’il était traqué et le disait publiquement. Mais il n’a pas hésité, au péril de sa vie, à faire la démonstration que ses ennemis étaient prêts à aller jusqu’au bout de leur forfaiture.
Deux jours avant de tomber, il avertissait, dans un entretien à une revue du Golfe, que les islamistes avaient établi une liste de têtes à éliminer. Parmi les plus visés, l’ancien premier ministre de transition Beji Caïd Essebsi. Il est devenu leur bête noire depuis qu’il a créé le mouvement Nidaa Tounes, qui pèse autant qu’eux dans l’électorat. Le lendemain de l’assassinat de Chokri Belaïd, il était désigné de nouveau comme la « tête du serpent qu’il faut écraser » par le président des Ligues de protection de la révolution (LPR), une milice au service d’Ennahdha. Sur la liste noire figurent aussi Najib Chebbi, du Parti républicain, Hamma Hammami, du Front populaire et le secrétaire général de l’Union générale tunisienne du travail (UGTT), Houssine Abassi.
À qui le tour ? se demandent les Tunisiens. Car si – pure diversion – un dirigeant d’Ennahdha, Sayed Ferjani, tentait de retourner l’opinion publique en rejetant la responsabilité de l’assassinat du leader de gauche sur « les services sionistes et français », le chef du mouvement salafiste, Abou Yadh, en fuite après son implication dans l’attaque de l’ambassade américaine à Tunis, n’y est pas allé par quatre chemins : « Nous ne céderons pas ce pays aux eunuques de la France et de l’Occident. Ils nous passeront sur le corps. » Il répondait à une déclaration de Manuel Valls, ministre de l’Intérieur français, dénonçant un « fascisme islamique » qui monte en Tunisie, en Libye et en Égypte.
Face à la tragédie, la classe politique a perdu pied. Dans un pays au bord de la rupture, les acteurs censés trouver une solution à la crise profonde qui menace d’emporter la société dans une dangereuse spirale de violence se sont livrés à un spectacle lamentable de jeux politiciens sans queue ni tête. Arc-bouté sur son pouvoir, Ennahdha n’a cessé d’agiter le chiffon rouge d’un « vide institutionnel » pour échapper à un nouveau verdict des urnes. Celui-ci a toutes les chances de remettre le mouvement à son étiage naturel : 15 % de l’électorat, et une position de minoritaire au sein de l’Assemblée constituante qu’elle juge inacceptable. « Nous sommes la colonne vertébrale du pays et nous ne céderons pas le pouvoir », a proclamé son guide Rached Ghannouchi devant quelques milliers de partisans chauffés à blanc. Ils scandaient : « Pas de gouvernement sans la loi de Dieu. »
Moncef Merzouki, qui doit son poste de chef de l’État à Ennahdha, est abandonné par les siens. Esseulé au palais de Carthage, il ne pèse plus d’aucun poids. Il est réduit à compter les coups. Quant au dernier larron de la « Troïka » au pouvoir, Mustapha Ben Jaafar, président virtuel de l’Assemblée constituante, il erre comme une ombre dans un hémicyclequi lui échappe totalement. « L’homme fort » de l’Assemblée est en réalité sa vice-présidente, Meherzia Labidi, faucon d’entre les faucons d’Ennahdha. Se présentant comme une « Française d’origine tunisienne », elle siège la tête enveloppée d’un foulard tiré jusqu’aux sourcils, en veillant sur une armée de godillots dévoués à son mentor Rached Ghannouchi.
Promu de fait « iman référent » à l’iranienne, Ghannouchi a tiré toutes les ficelles pour balayer les combinaisons échafaudées par son numéro 2, le premier ministre Hamadi Jebali, qui voulait forcer le passage pour échapper à son contrôle. Le chef d’Ennhadha a finalement eu raison de son projet de former un « gouvernement de compétences nationales » qu’il voulait substituer à l’équipe en place depuis seize mois, mais qui est devenue illégitime après avoir prolongé son mandat venu à échéance en octobre dernier, en violation de la loi. Hamadi Jebali a mesuré le fossé qui sépare désormais Ennahdha de son électorat. Lassé des embrouilles fomentées contre lui par ses anciens compagnons, il a tenté le tout pour le tout – certains parlent même de coup de force – pour reprendre la main, relancer la transition bloquée et accélérer l’organisation d’élections présidentielle et législatives – dont il espérait secrètement quelques dividendes. Contraint de passer sous les fourches caudines de Ghannouchi, il a fini par démissionner le 18 février.
Cet échec retentissant a néanmoins eu le mérite de souligner la fracture béante apparue au sein d’Ennahdha. Le mouvement islamiste est au bord de l’implosion au moment où il ne cache plus ses tentations hégémoniques. Son vice-président, Abdelfattah Mouro, dans un entretien au magazine français Marianne, a réclamé la tête de Ghannouchi. Prenant acte de l’incompétence de ses cadres, il a appelé Ennahdha à faire ses preuves dans l’opposition pour encore vingt ans au moins avant de postuler à la direction du pays. Pendant ce temps-là, les salafistes observent ce manège derrière leur bannière noire et attendent leur heure, tout en ajoutant de l’huile sur le feu. Les Tunisiens sont passés de la crainte de lendemains incertains à la peur de l’inconnu.