Alors qu’elle se penchait sur l’écriture des mémoires d’un ancien détenu de Guantanamo, Moazzam Beg (1), Victoria Brittain a percé une autre facette tout aussi dramatique des victimes collatérales de la « guerre au terrorisme » : les familles stigmatisées des détenus à Guantanamo ou assignés à résidence en Grande-Bretagne. Leurs portraits, leurs cris de désespoir avaient déjà été au cœur d’une pièce de théâtre qu’elle a écrite avec Gill Slovo, mise en scène à Londres en 2004 : Guantanamo : Honor Bound to Defend Freedom (« Guantanamo : pour la défense de la liberté, honneur oblige ») tel que le proclame à contresens l’écriteau apposé sur le fronton de la prison américaine de l’enclave américaine à Cuba.
« Nous devrions tous avoir une idée des horribles faits dont Guantanamo est un symbole, écrit le sémiologue et philosophe américain Noam Chomsky au sujet de Shadow lives. Victoria Brittain ajoute une autre dimension cruciale à ces faits honteux, en enquêtant de façon sensible et bouleversante sur l’ordinaire de ces femmes laissées pour compte, en proposant le récit de leurs tourments, de leur résilience et courage, ainsi que de leur triomphe sur la cruelle extension de la prison à la maison. Ce livre est également un portrait révélateur de ce que nous avons permis à nous-mêmes de devenir. »
Zinnira est l’épouse du Saoudien Shaker Aamer, arrêté en Afghanistan le 24 novembre 2001 – soit quelques semaines après le déclenchement de l’offensive lancée par George Bush – et envoyé peu après à Guantanamo, où il est détenu depuis. Zinnira vit à Londres avec ses trois enfants. Sa santé physique et son équilibre psychique se sont dégradés au fil des ans. Elle a cru en vain au retour de son mari en 2007, lorsque l’administration Bush le déclara « libérable » après avoir reconnu que ses aveux extorqués sous la torture n’avaient aucune valeur, un verdict confirmé en 2008 par l’administration Obama. Mais même les démarches de la Grande-Bretagne et la campagne des avocats pour que le Saoudien résident en Grande-Bretagne soit renvoyé à son domicile sont restées à ce jour lettre morte.
Cela fait onze ans que Zinnira attend, sans comprendre. En grève de la faim par intermittence depuis 2006, Shaker Aamer est un des animateurs de la dernière grève entamée en février dernier par 103 des 166 hommes toujours détenus à Guantanamo Bay. Pour 157 d’entre eux, il n’existe aucune charge, et 87 ont été plusieurs fois « cleared » (innocentés) par la justice militaire, tous libérables donc, mais quand ? Le président Obama a reconnu le 19 juin dernier, à Berlin, que ses promesses de fermer la prison de Guantanamo ont été vaines, tout en s’engageant à « redoubler d’efforts ». Jamais l’impuissance d’un président américain n’a été aussi flagrante, voire risible.
La situation des grévistes de la faim de Guantanamo a suscité l’indignation internationale. Dans une lettre ouverte adressée aux médecins militaires, publiée par le quotidien britannique The Guardian le 19 juin, treize d’entre eux expriment la volonté d’être respectés dans leur décision de faire la grève et dénoncent les procédés de gavage auxquels ils sont soumis. « Docteur, je ne veux pas mourir, mais j’accepte d’en courir le risque, parce que je proteste contre le fait d’être enfermé depuis plus de dix ans, sans procès, et soumis à des traitements inhumains et dégradants, sans avoir eu accès à la justice. » La revue britannique spécialisée The Lancet a publié la lettre ouverte au président Obama de 150 médecins indépendants qui appuient la demande des prisonniers et proposent leurs services. Le Pentagone a aussitôt refusé.
Au cours de ses enquêtes précédentes, Victoria Brittain a franchi la porte de dizaines de foyers de familles brisées par la longue absence du chef de famille ou du fils aîné, sans lesquels leur quotidien a été totalement bouleversé. Des femmes que leur culture et leur religion avaient habituées à s’effacer derrière le voile et les figures masculines du noyau familial. Des femmes et filles qui se sont battues avec l’aide d’organisations humanitaires et juridiques britanniques, pour obtenir ne serait-ce que l’inculpation et le jugement de leur père ou leur frère, afin qu’ils sortent des limbes où ils ont été placés par une justice non préparée à affronter le péril terroriste, rigidifiée par les lois spéciales aussi inflexibles que contradictoires. Cela s’ajoute bien sûr au scandale mondial que représente Guantanamo, négation par excellence de tout droit à la justice et à un traitement humain.
La détresse des familles des détenus de Guantanamo est encore plus immense. C’est de ces constats qu’est né ce livre. Des femmes originaires de Palestine, d’Égypte, de Jordanie, du Bangladesh, du Sénégal ou du Pakistan témoignent, souvent à travers leurs enfants plus à l’aise avec la langue de Shakespeare, de leurs désespoir et incompréhension, mais aussi de leur volonté croissante de réclamer le droit à la justice.
Des vies dans l’ombre que Victoria Brittain restitue avec tendresse, dans des pages écrites avec soin. Le lancement de l’ouvrage en Grande-Bretagne et aux États-Unis a suscité l’intérêt d’un public de plus en plus large et donné l’occasion aux radios et télévisions d’engager des débats sans complaisance sur les dérives des « sociétés démocratiques » et présenter des cas symboliques de cette répression aussi aveugle que contre-productive : combien de détenus de Guantanamo ne rêvent-ils pas désormais de venger les humiliations subies ? C’est d’ores et déjà un succès pour son auteur, mais aussi pour le débat démocratique.
* Shadow Lives (« Vies dans l’ombre ») Pluto Press, Grande-Bretagne, 2013, 174 p., 22 euros.
(1) Enemy Combatant, 2006.