
– Alain Joxe, directeur d’études à l’EHESS et fondateur du CIRPES. Ses analyses ont révolutionné nos regards portés sur les logiques, communément regroupées sous le vocable général et générique de « mondialisation »…
Alain Joxe n’est pas un sociologue ordinaire, ni un géo-politologue du moment. Ses travaux multiples et divers ont outrepassé les frontières des sciences humaines pour inventer des concepts, répondant ainsi à la définition du travail philosophique tel que défini par Gilles Deleuze et Félix Guattari2. L’un de ses apports principaux est d’avoir éclairé les liens existants entre le fonctionnement du libre marché et les guerres, montrant comment celles-ci sont -organiquement- nécessaires aux évolutions et aux mutations du capitalisme moderne.
Par Richard Labévière
Avec L’Amérique mercenaire3, Alain Joxe nous explique que pour agir sur le monde, il faut agir avant tout sur les États-Unis en analysant l’évolution de leur politique internationale. Au début des années 1990, l’effondrement de l’URSS imposait à l’Amérique de redéfinir ses conceptions stratégiques. Et son déclin relatif, face au Japon et à l’Allemagne, conduisait à se demander si la puissance économique n’est pas plus qualifiée que la force des armes pour assurer un pouvoir impérial revendiqué sous les présidences de Ronald Reagan et de George W. Bush.
C’était, en tout cas, la thèse de l’expert en stratégie Edward Luttwak -cité par Alain Joxe- pour qui seuls les pays de tête du « train du progrès » sont en mesure d’utiliser les instruments économiques de domination mondiale alors que les « wagons du milieu » les pays européens dont la France- sont plus enclins à n’utiliser que la force des armes.
Mais, avec la deuxième guerre du Golfe, c’est le contraire qui s’est produit. Comme le montre Alain Joxe, « la présidence, aux États-Unis, ne peut que vouloir la guerre, que sa fonction lui ordonne de préparer ». Mais, en cherchant ainsi à fonder sa prééminence sur la puissance militaire, et en réclamant à ceux de ses alliés restés prudemment en dehors du conflit une contribution financière couvrant les dépenses de guerre, l’Amérique de Bush se transformait en « un pays mercenaire », à la solde de ces nouvelles puissances économiques…
« HITLER INVISIBLE »
Ainsi, pour le directeur d’études à l’École des Hautes Études en Sciences Sociales, ce n’est pas d’une guerre en particulier dont il faut parler pour penser la mondialisation, mais de guerres au pluriel, des spéculations financières, des guerres robotiques et du poids du complexe militaro-industriel dans les économies occidentales qu’il qualifie d’« Hitler invisible » – nous faisant entrer dans une « société insécuritaire » généralisée. Dans les crises actuelles, qu’est-ce qui relève de l’accident technique ou de la volonté politique ?
A cet égard, l’accident nucléaire de Fukushima4 et la crise des « subprimes » ont été parfaitement emblématiques, indiquant l’intrication profonde entre le « technique » et le « politique », un enchevêtrement, qui certes est bien difficile à démêler mais sur lequel il faut revenir sans cesse… C’est de la compréhension de ces rationalités dont dépend toute avancée de progrès social et politique.
Dans cette perspective, il apparaît plus clairement que les guerres menées sous la houlette de Washington sont essentiellement politico-économiques sans véritable « but politique fixe ». Alors que les bourses mondiales sont lancées dans la course au millième de milliseconde -le « trading haute fréquence »-, Alain Joxe établit un parallèle entre la gestion désormais entièrement numérisée des marchés et la robotisation des guerres : supercalculateurs capables de déclencher une attaque massive contre une valeur ou une monnaie d’un côté, drones, « soldat augmenté », et planification interarmées grâce à l’intelligence artificielle de l’autre.
Crise de l’euro et des dettes souveraines, occupations étrangères qui s’éternisent en Afghanistan ou en Palestine, restrictions des libertés liées à la lutte antiterroriste, corruption des élites, soulèvements des peuples : comment comprendre ce sombre panorama des premières années du XXIe siècle ? Comment expliquer que les États et l’ONU ne parviennent pas à enrayer cette spirale de désordres ?
Les Mutations économiques, militaires et technologiques se combinent dans une accélération des décisions qui efface le temps long du politique et fabrique un système incapable de réguler ni la violence ni la finance. Ainsi, même dans le domaine économique et financier, la guerre « propre » ne le reste jamais bien longtemps. Mais à qui profite cette évolution ? A une « nouvelle noblesse rentière dénationalisée », explique Alain Joxe, qui rappelle au passage que « l’esclavage pour dette » était déjà condamné dans l’Antiquité.
EPISTEMOLOGIE BACHELARDIENNE
Par conséquent, en finir avec la dictature des marchés pourrait permettre de réduire les causes de la guerre. Dans cette perspective, Alain Joxe plaide pour un « nouveau réalisme » à l’échelle planétaire : « il est devenu essentiel de regrouper les nations démocratiques en une fédération capable, par son poids, de se défendre contre les nuisances de la finance », écrit-il en prévenant que seule une revitalisation de l’Union Européenne pourrait permettre d’éviter les replis régionalistes ou fascisants.
Il approfondit sa démonstration dans Les Guerres de l’empire global5 en partant du constat que les mécanismes du néo-libéralisme débordent largement les limites de l’empire américain pour s’imposer, désormais, comme seul et unique système universel. Ainsi, la mondialisation de l’économie et de la finance cherche à accumuler des profits sans limites, à enrichir les riches et appauvrir les pauvres. Et la souveraineté des multinationales s’impose au détriment de la fonction protectrice des États.
Cette profonde mutation politique conduit à transformer les missions militaires en doctrines policières. Et un nouvel arsenal informatisé surgit (drones et munitions spéciales entre autres), utilisable contre les soulèvements populaires dans les pays du Sud comme du Nord. Alain Joxe montre ainsi comment la « révolution électronique » a entraîné à la fois la gestion informatisée des « marchés » et la robotisation de la guerre, participant d’une même logique intrusive dans toute espèce d’activités humaines.
En effet, les analyses d’Alain Joxe ont révolutionné nos regards portés sur les logiques, communément regroupées sous le vocable général et générique de « mondialisation », notion valise trop souvent prétexte à de nouvelles errances idéologiques, sinon métaphysiques. Dans la filiation de La Formation de l’esprit scientifique6 de Gaston Bachelard, le président du CIRPES (Centre Interdisciplinaire de Recherche sur la Paix et d’Etudes Stratégiques) a remarquablement associé différents types de rationalités pour instaurer de nouveaux champs, sinon de réelles ruptures épistémologiques permettant de recomposer savoirs académiques, expériences de terrain et engagements politiques.
Penser et s’engager rationnellement, scientifiquement, n’est pas un processus spontané. Cela ne peut se faire qu’après avoir surmonté un certain nombre d’« obstacles épistémologiques ». Telle est la thèse centrale de Gaston Bachelard. Témoignant d’un attachement profond pour la fonction de professeur qu’il exercera jusqu’à la fin de sa vie, Bachelard puise le cœur de son épistémologie dans l’enseignement. Soucieux de comprendre le développement de l’esprit humain, il reproche aux professeurs de ne pas assez prendre conscience des connaissances empiriques déjà accumulées par l’élève lorsqu’il arrive à l’école.
Le professeur n’a donc pas pour rôle de transmettre un savoir expérimental mais de le changer, « de renverser les obstacles déjà amoncelés par la vie quotidienne », de renverser les nécessités et les contraintes scientifiques et politiques de l’époque.
PASSIONS DU CHILI ET DE PALESTINE
En septembre 1973, Alain Joxe réagit au coup d’Etat militaire fomenté au Chili par le général Pinochet et sa clique qui renversent le gouvernement d’Unité populaire de Salvador Allende (1908 – 11 septembre 1973). En 1970, il avait fait paraître à Santiago – Las fuerzas armadas en el sistema político chileno7. Quelques mois après le Golpe, il publie Le Chili sous Allende8 -l’une des études les plus fouillées des trois années de l’expérience socialiste chilienne- et participe à de nombreuses mobilisations contre la dictature militaire et ses soutiens.
L’autre grande cause pour laquelle Alain Joxe se mobilise également est la Palestine. En effet, il devient membre du comité de parrainage du Tribunal Russel, dont les travaux ont commencé le 4 mars 2009. Cette organisation (RToP) est un tribunal d’opinion pro-palestinien qui travaille à « mobiliser les opinions publiques pour que les Nations Unies et les États membres prennent les mesures indispensables pour mettre fin à l’impunité de l’État d’Israël, et pour aboutir à un règlement juste et durable de ce conflit ».
Dans un article paru au printemps 2008 –« L’impasse d’Israël face aux Palestiniens »9-, fidèle à son épistémologie bachelardienne, il conclut : « cette conviction sioniste n’est pas partagée par l’Empire du chaos dont le centre est à Washington mais la périphérie partout. Le sionisme est seulement l’objet idéologique local permettant la manipulation de la population israélienne comme garnison d’importance régionale du système global. Comme une Californie, Israël regroupe par collage un fragment de la société moderne électronique et financière et une ceinture de pauvreté comprenant de pauvres blancs et de pauvres autochtones.
Mais la Californie est un melting pot qui accepte la montée de la langue espagnole des indiens mexicains au rang de langue officielle. Le cocktail sociétal résumant la relation nord sud tel qu’il s’est établi sur le territoire israélo-palestinien sert à mettre en forme des guerres de religions, d’ethnies et de banlieues, le Grand Moyen Orient pétrolier. C’est un outil de pouvoir expérimental du système mondial qui confère à Israël le statut de cobaye. Le pouvoir européen s’il diffère du pouvoir américain, doit mettre fin à ce prototype, comme il doit renoncer à toutes les guerres où la violence intercommunautaire remplace et détruit la lutte politique démocratique, c’est à dire le progrès social ».
Au-delà des constats, toujours soucieux d’ouvrir des perspectives, Alain Joxe ne cesse d’interpeller les instances européennes pour un règlement équitable et durable de cette dernière situation coloniale au monde. A l’automne 2005, il commente le retrait israélien de la bande de Gaza en montrant que cet apparent recul du régime de Tel-Aviv constitue, en réalité, un « redéploiement » de l’occupation militaire israélienne destiné à consolider la colonisation de la Cisjordanie.
Inventeur de concepts, Alain Joxe est aussi un passeur d’idées, un pédagogue hors pair soucieux de transmettre, de partager ses connaissances et de mettre en discussion ses analyses. Généreux et chaleureux, ce qui n’est pas forcément la règle chez les savants, cet homme profondément de gauche conjugue son gai savoir avec une attention permanente portée, non seulement à ses étudiants, mais aussi plus largement aux autres, à tout un chacun désireux de comprendre le monde.
Et c’est bien – à l’occasion de son 90ème anniversaire – que nous voulons saluer cette alliance de compétence professionnelle, d’humanité et d’engagement en recommandant une lecture attentive de ses livres et conférences.
Richard Labévière
1er février 2021
Notes
1 Ce texte est paru dans le livre Regards croisés sur Alain Joxe, qui vient de paraître aux éditions de L’Harmattan, sous la direction de Gabriel Galice, président de l’Institut international de recherche pour la paix (GIPRI) à Genève.
2 Gilles Deleuze et Félix Guattari : Mille plateaux – Capitalisme et schizophrénie 2. Editions de Minuit, 1980.
3 Alain Joxe : L’Amérique mercenaire. Editions Stock, 1992.
4 L’accident nucléaire de Fukushima est un accident industriel majeur qui a débuté au Japon, à la suite du tsunami consécutif au séisme du 11 mars 2011.
5 Alain Joxe : Les Guerres de l’empire global. Spéculations financières, guerres robotiques, résistance démocratique. Editions La Découverte, 2012.
6 Gaston Bachelard : La Formation de l’esprit scientifique. Editions Vrin, 1938.
7 Alain Joxe : Las fuerzas armadas en el sistema político chileno. Editorial Universitaria – Santiago de Chile, 1970.
8 Alain Joxe : Le Chili sous Allende. Editions Gallimard, 1er janvier 1974.
9 Revue Recherches Internationales – Numéro 82, avril/juin 2008.
Proche et Moyen-Orient.ch

– Quelques-uns des livres d’Alain Joxe qui font date…DR