Bernard de Souzy a 5 ans lorsqu’il rejoint son père, le capitaine Jean de Souzy, à N’ha Trang, en Indochine. Ce sera le début d’un long martyre que le narrateur nous restitue dans un récit horrifique aux limites de l’insoutenable. Terreur, humiliations, sévices psychologiques et corporels sont le lot quotidien vécu par Bernard et son frère d’un an son cadet. Relégués dans une cave, tabassés les mains liées avec du fil électrique, ils sont contraints de manger dans leur pot de chambre et de laper comme des chiens. Pour le capitaine, chevalier de la Légion d’honneur, fils de colonel et petit-fils d’un officier de marine du Second Empire, il s’agit d’inculquer à ses fils les vertus militaires faites d’obéissance et de culte de la virilité. Pervers, sadique, adepte de l’idéologie nazie, il règne en despote sur sa famille. Le témoignage du fils est mis en perspective avec celui du père extrait de ses carnets de campagne en Algérie.
Le contexte du récit est celui de la guerre tant domestique que coloniale, et le mal qu’elle véhicule irradie les corps et corrompt les consciences. Les enfants sont victimes de l’une et de l’autre. Lorsqu’un navire de guerre explose dans la baie de N’ha Trang, le père filme le carnage et contraint ses enfants à assister à la projection des images pour leur « éducation militaire ». Le mécanisme de la haine est enclenché. À celle du père répond celle des fils, stigmate de la barbarie paternelle qui s’abîme dans une logique de combat.
Le narrateur analyse ce processus à travers les séquelles de son martyre : sentiment de culpabilité, dépréciation de soi, désir d’autodestruction… Et surtout cette incapacité de la victime à discerner le bien du mal. Si selon l’auteur, « à l’âge de six ans et demi pour moi, et un an de moins pour Marc […] nous devînmes antimilitaristes », il éprouve pour le chauffeur de son père, un ancien de la Waffen SS, une véritable fascination face à « l’impression de force qu’il dégage ». Le paradoxe n’est pas la moindre des caractéristiques du processus traumatique.
La colonie de vacances de l’armée, autre structure oppressive où les frères sont placés un été, a tout de la « colonie pénitentiaire » avec ses cellules carcérales et ses travaux dégradants. Et l’enseignement chez les pères maristes au collège Sainte-Marie de Hann, à Dakar, où sont pratiqués les châtiments corporels et autres « rituels moyenâgeux et barbares », interroge une fois encore l’enfant sur les notions de bien et de mal : « Je ne voyais aucune différence en termes d’application de principe entre les frères maristes et les brutes galonnées […] sauf que les uns agissaient au nom de Dieu, et les autres au nom du colonialisme et de son cortège de barbaries. »
Bernard de Souzy ne doit son salut qu’à cette capacité qu’il avait, enfant, à se réfugier dans le rêve et le dessin. Quelques rencontres providentielles, un aumônier, un abbé, « la lumière qui brille quelque part d’un feu discret », le sauveront du désespoir.
La publication en fin d’ouvrage des carnets de campagne en Algérie du père a donné lieu à une polémique. Il fait un compte rendu méthodique des tortures qu’il a pratiquées, jusqu’à développer « une science de la torture » qu’il enseignera plus tard en Centrafrique et en Argentine. Les carnets sont-ils des faux ? C’est du moins ce qu’affirme le frère de l’auteur. Une expertise est en cours. Quelle qu’en soit l’issue, l’ouvrage présente l’intérêt de faire le lien entre le martyre d’un enfant et celui d’un peuple dans un violent réquisitoire contre le colonialisme. Il pointe l’abomination commise en toute bonne conscience dans les guerres coloniales, la fin justifiant les moyens. Question sous-jacente : en tolérant les pervers et les sadiques, l’armée et les politiques qui la soutiennent, par leur silence, génèrent-ils la barbarie ?
Mon père, ce tortionnaire, Bernard de Souzy, Éd. Jacob-Duvernet, 2012, 430 p., 21,50 euros.