Interview C’est un touche-à-tout génial, un boulimique de l’investissement, un « addict » à l’industrie, parfois à l’étroit dans les carcans bureaucratiques. « Les intérêts de l’Algérie sont au-dessus des miens », dit-il. Pour ce grand modeste, sa réussite n’a pas de secret : « Investir, réinvestir, gérer, contrôler et persévérer. »
* Quel est votre parcours ?
– J’ai fait l’École normale professionnelle, puis j’ai enseigné la comptabilité, le droit commercial et les mathématiques financières. En plus de mon présalaire, je donnais des cours du soir et gagnais 2 500 dinars par mois, plus que le chef de l’État d’alors. Ensuite, j’ai travaillé à la Société nationale des réalisations industrielles (Sneri) pour un salaire inférieur. Plus tard, j’ai créé mon cabinet d’expert-comptable. À la Sneri, j’ai rédigé un rapport dans lequel je critiquais le mode de gestion d’une entreprise publique : sureffectifs, sur-stockage, etc. J’ai fait un diagnostic et proposé des solutions. Le rapport n’a pas plu. Cela a été le signal pour moi de quitter définitivement le secteur public.
* Comment êtes-vous venu à l’industrie ?
– En prenant en 1971 une participation (pour l’équivalent de 5 000 dollars) dans une société de construction métallurgique dont je tenais alors la comptabilité, Socomeg, Profilor a été créé ensuite, avec plusieurs sociétés autour. Par la suite, j’ai créé Metalsider. Dès sa première année d’exercice, en 1992, Metalsider faisait 300 millions de chiffre d’affaires, avec un millier de salariés et un résultat net de 33 millions de dollars. Metalsider est à l’origine de Cevital. Le groupe Cevital a été créé en 1998, et entre-temps nous avons fondé Hyundai Motors Algérie dans la distribution automobile.
Cevital est actuellement le premier groupe privé algérien et le 3e après Sonatrach et Naftal (distribution de carburants). Il est le premier exportateur hors hydrocarbures du pays : 300 millions euros en 2009, sur un total de 1 milliard d’euros. Il est aussi le 3e contributeur au budget de l’État.
* Quelle est l’origine des capitaux investis ?
– J’ai commencé en 1971 avec 5 000 dollars ; aujourd’hui Cevital dispose de 1,5 milliard de dollars de fonds propres, après avoir épongé les dettes de Metalsider arrêté à la suite d’un attentat terroriste qui a détruit l’usine de Larbaâ en 1995, et réglé les indemnités dues aux travailleurs licenciés. Depuis 1999, chaque sou qui tombe est réinvesti. Le pôle agro-industrie de Cevital représente 60 % du chiffre d’affaires total et du résultat, et Hyundai 30 %. À eux deux, ils font aujourd’hui 90 % du chiffre d’affaires. Les autres activités du groupe (agriculture, grande distribution, électronique et électroménager, verre plat) viennent de démarrer. En 2009, Cevital a réalisé un résultat net de 300 millions de dollars. Cette année, nous escomptons un chiffre d’affaires de 2,5 milliards de dollars et un résultat net de 400-450 millions de dollars.
* L’organisation en conglomérat du groupe vous pose-t-elle problème ?
– Si on était dans un pays totalement ouvert, nous aurions opté pour une croissance à la verticale en nous orientant vers l’international. Mais nous n’avons pas l’autorisation de sortir des capitaux pour investir à l’étranger. Nous disposons seulement des 10 % qui nous sont laissés sur nos recettes d’exportation. Comme nous générons un cash flow (trésorerie) important, nous l’investissons dans d’autres filières. Du point de vue du management, c’est plus complexe. Je ne peux plus gérer en direct et il a fallu déléguer. C’est donc un autre mode de gouvernance qui s’est imposé au groupe avec une large délégation des pouvoirs. La seule activité que je supervise d’assez près est actuellement le complexe de Béjaïa (huiles, sucre, margarine) car j’ai suivi de bout en bout sa réalisation et sa mise en route. Nous allons aussi vers l’intégration progressive de toutes nos activités en cherchant les synergies entre elles.
* Comment avez-vous accueilli les mesures de réaménagement économique prises par la loi de finances complémentaire 2009 ?
– Certaines de ces mesures sont bonnes pour le secteur privé. C’est indéniable. Cevital n’a pas été gêné par l’instauration du crédit documentaire. Nous sommes un groupe crédible. Deux banques internationales nous ont proposé, sur ma simple signature, des prêts de 400 et 500 millions dollars, en risk corporate. Nous n’y avons pas touché. Je veux les réserver pour de grands projets dans la sidérurgie, la cimenterie, la pétrochimie…
La loi de finances complémentaire (LFC) 2009 a eu des résultats. Mais elle n’a pas résolu tous les problèmes. Les articles de presse alarmants sur la situation du secteur privé depuis l’entrée en vigueur de cette loi me paraissent exagérés. En supprimant le transfert libre, le gouvernement visait le secteur informel (qui s’est considérablement développé en parasitant les entreprises agréées, ndlr). Il aurait fallu cependant tenir compte de la situation des entreprises de production pour lesquels le transfert libre pour l’approvisionnement en pièces détachées est une nécessité vitale.
* Vous avez aussi des projets dans l’énergie solaire…
– Cevital est déjà présent dans la production d’électricité alternative avec deux centrales de cogénération dans le complexe de Béjaia et une troisième en cours de construction dans le complexe de verre plat de Larbaâ. Concernant la production de l’énergie solaire, il faut savoir qu’elle est plus chère encore que l’énergie conventionnelle. Cevital continue à investir dans la recherche-développement dans ce domaine. Notre objectif est d’exporter. Nous faisons partie du consortium Desertec qui rassemble neuf sociétés allemandes, une suisse et une espagnole. Que des mastodontes internationaux. Il est souhaitable que les groupes publics algériens Sonatrach, Sonelgaz, Neal rejoignent le consortium. Je l’ai suggéré, mais je n’ai pas encore eu de réponse.
* Quels sont les projets qui vous tiennent le plus à cœur ?
– C’est d’abord le projet Cap-2015 – organisé autour d’un port en eau profonde à Cap Djinet, à 60 kilomètres à l’est d’Alger : sidérurgie, pétrochimie, aluminium, construction navale, construction automobile, avec la création d’un millier d’entreprises de sous-traitance et des centaines de milliers d’emplois. C’est un investissement de 30 milliards de dollars sur plusieurs années. La Banque européenne d’investissement (BEI), la Société financière internationale (SFI – groupe Banque mondiale) seraient partantes, le groupe Bolloré ainsi que les grands armateurs mondiaux. Mais les autorisations me font défaut. J’en suis surpris. Je ne peux pas construire une usine au sud, exporter et être compétitif. Il me faut un port (sur le littoral méditerranéen, ndlr) ! Pour la construction automobile, je me propose de mettre en concurrence cinq constructeurs mondiaux : Volkswagen, Renault, Peugeot, Hyundai et Toyota pour une usine de 350 000 voitures par an, dont 100 000 destinées à l’exportation.
* Vous projetez également d’investir dans la distribution…
– Nous projetons de construire au total cinq centrales logistiques, 120 centres commerciaux et 130 supermarchés, 7 ou 8 hypermarchés, et de participer à la modernisation de la distribution. Pour un hypermarché, il faut compter 35 000 à 40 000 références. Le réassort se fait en temps réel. Nous avons conclu un partenariat avec la famille Mulliez (Auchan, France) pour nous fournir les produits vendus en Europe et nous prendrons sur place les produits locaux. Nos magasins doivent proposer tout ce qui se vend en Europe.
* … et dans le tourisme et l’hôtellerie.
– Notre projet est de construire trois tours à El Hamma, dans le cadre de l’aménagement de la baie d’Alger. Une de 22 étages, et deux de 16 étages chacune. Le siège de Cevital sera déménagé dans un de ces édifices. On prévoit un palace de 5 étoiles et un ApartHôtel. Ces structures seront gérées par des professionnels internationaux (Accor, Hyatt-Regency).
* Quelles appréciations portez-vous sur le climat des affaires en Algérie ?
– Il faut libérer les initiatives. On ne devrait pas être obligé de demander une autorisation pour investir et créer des emplois. Il faut ouvrir aux privés la possibilité de créer des parcs industriels, qu’ils pourraient équiper et mettre en vente ou en location à la disposition des opérateurs qui le souhaitent. L’Algérie est vaste. Il faut voir grand. Ce n’est pas en vendant des terrains que l’État va s’enrichir.
* Et concernant la lutte contre la corruption, le sujet à l’ordre du jour ?
– Moins d’État, moins de corruption. Il faut mettre les gens (les fonctionnaires, ndlr) à l’abri du besoin (pour leur éviter de tomber dans la corruption, ndlr). Il y a des cadres de l’État qui sont payés moins que nos ouvriers. En les mettant à l’abri du besoin, on retiendrait les meilleurs.