Dans un monde changeant, l’anticipation, avec la prise de risque, reste une vertu cardinale du politique. « Gouverner, c’est prévoir », disait ainsi un homme d’État français, qui a bâti avec succès toute sa carrière sur cette devise. C’est dans cet esprit que l’Algérie prépare son entrée dans l’ère des énergies renouvelables et des énergies non conventionnelles, en tête desquelles se place déjà le gaz de schiste. Son sous-sol, en effet, en recèle des quantités importantes.
Ces dernières années, l’émergence du gaz et du pétrole de schiste dans les balances énergétiques des États-Unis et du Canada n’est pas passée inaperçue. Elle est en train de bouleverser la donne internationale sur le marché fluctuant de l’énergie. Si les estimations des réserves de ces ressources non conventionnelles réparties à travers les grandes régions du monde : Amérique du Nord, Amérique latine, Europe, Russie, Chine, Afrique et Australie, demeurent incertaines, elles sont jugées considérables par l’Agence internationale de l’énergie (AIE). Elle les évalue à un peu plus de 900 000 milliards de mètres cubes. En 2035, le gaz non conventionnel devait représenter près de 30 % de la production gazière mondiale, contre 16 % en 2011. En Europe, la Pologne, fortement dépendante des importations, a pris les devants en signant des contrats d’exploration avec une quinzaine de groupes internationaux qui se livrent à une concurrence féroce sur ce nouveau marché. La Grande-Bretagne, l’Espagne, la Roumanie, le Danemark, l’Ukraine et la Russie, dont le vaste territoire est largement inexploré, sont sur les rangs.
L’Algérie ne veut pas être absente de cette course au « nouvel eldorado », comme le présentent les nombreuses revues spécialisées, ni du nouvel ordre énergétique mondial qui en découle. Déjà, le marché gazier international a connu une mutation certaine qui a conduit à l’apparition de transactions spot n’obéissant plus qu’à la loi de l’offre et de demande, alors que jusque-là les prix du gaz, négociés dans des contrats à long terme pour rentabiliser les lourds investissements, évoluaient dans le même sens que les prix du pétrole. Sur le marché américain, le prix du gaz a ainsi chuté de 30 % entre 2011 et 2012. Les clients internationaux font pression, en outre, en faveur du découplage du prix du gaz et du pétrole, ce qui pourrait mettre en péril les recettes des producteurs.
Le ministre algérien de l’Énergie et des Mines, Youcef Yousfi, a indiqué, lors d’un séminaire technique sur le gaz en Algérie, que l’exploration et le développement des hydrocarbures non conventionnels, notamment le gaz de schiste, étaient un projet d’avenir « incontournable » qui s’intégrait dans la stratégie énergétique du pays. Classée troisième au monde pour son potentiel exploitable de gaz de schiste, l’Algérie disposerait, d’après les premières études de terrain portant sur un domaine de 180 000 km2, et compte tenu d’un taux de récupération de 20 %, de réserves exploitables estimées à 600-700 trillions de m3 de gaz de schiste. Ce volume représenterait quatre fois ses réserves conventionnelles actuelles. L’Algérie est déjà un des plus grands producteurs et exportateurs de gaz conventionnel dans le monde. Elle fournit 12 % du marché européen et du gaz naturel liquéfié (GNL) aux États-Unis.
Youcef Yousfi a indiqué que les premières études se sont avérées « très encourageantes ». « Nous sommes assez avancés pour proposer des projets concrets d’hydrocarbures non conventionnels (tight gas, shale gas et oil gas). Nous avons identifié des blocs pour l’exploration des gaz de schiste et nous avons demandé les accords nécessaires pour le lancement de ce type de projets conformément à la loi sur les hydrocarbures », a-t-il précisé.
En 2013, la loi nationale sur les hydrocarbures avait été modifiée pour ouvrir la voie à l’exploitation du gaz de schiste, qui devait commencer aux alentours de 2025, selon les premières indications. L’Algérie s’apprête ainsi à lancer un plan d’investissement de 300 milliards de dollars et à forer 12 000 puits sur cinquante ans. Elle devrait atteindre une production d’au moins 60 milliards de m3 de gaz de schiste par an, soit plus que son niveau de production actuel de gaz conventionnel, selon l’Agence de régulation des hydrocarbures Alnaft. Le pays continuera en même temps à intensifier son effort d’exploration d’hydrocarbures dans les régions faiblement concernées – soit plus de 98 % du territoire national, l’un des deux plus vastes d’Afrique, en plus de l’offshore pratiquement vierge – afin de trouver de nouvelles réserves d’hydrocarbures conventionnelles.
Les découvertes de ces dernières années se sont soldées par l’apport d’au moins 1 milliard de barils d’équivalents pétrole de réserves. Un appel d’offres international pour l’exploration du Sud-Ouest algérien – où des découvertes ont été réalisées ces derniers mois – devrait être lancé dès le début de l’année prochaine pour soutenir l’effort d’exploration. Le premier puits devrait être foré dans cette région dans l’année à venir. L’Algérie, dont la production actuelle se situe entre 1,2 et 1,5 million de barils de pétrole par jour, devrait avoir doublé sa production d’hydrocarbures avant la fin de décennie en cours, selon des projections officielles.
Pour apaiser les inquiétudes des écologistes, les autorités ont multiplié les informations minimisant l’impact sur l’environnement de l’exploitation de cette ressource nouvelle, indispensable à terme pour stabiliser la balance énergétique du pays, dont la consommation domestique (gaz pour la production électrique, carburants pour le parc automobile en particulier) connaît une progression exponentielle qui menace à terme les exportations. Au centre de ces appréhensions : la fracturation hydraulique (fracking), une technique consistant à injecter sous très forte pression un mélange d’eau, de sable et d’additifs chimiques, à des profondeurs variant entre 1 500 et 3 000 mètres, pour fissurer la roche et libérer le gaz ou le pétrole captif. Le risque principal est la contamination de la nappe phréatique par les additifs chimiques.
Le fracking est certes la seule technologie utilisée actuellement – en particulier aux États-Unis –, mais les recherches en cours pourraient aboutir à terme à la mise au point de nouvelles méthodes d’exploitation moins agressives. En outre, un certain nombre d’additifs chimiques pourraient être remplacés par des ingrédients biodégradables, selon les experts. Mais en attendant le résultat de ces recherches, sur lesquelles beaucoup fondent de grands espoirs, l’exploration doit se poursuivre pour fixer les gisements prometteurs et préparer leur exploitation, estime-t-on à Alger.
Les autorités ont par ailleurs répondu aux inquiétudes concernant un autre problème majeur : la consommation en eau jugée excessive par les adversaires de ce projet. L’exploitation de chaque puits de gaz de schiste nécessite entre 10 000 et 20 000 mètres cubes d’eau. Du coup, beaucoup se demandent si le précieux liquide ne risque pas d’être systématiquement détourné pour les besoins des nouveaux gaziers au détriment d’autres secteurs d’activité. Des experts ont rappelé à ce sujet que le bassin saharien, qui s’étire entre la Libye, l’Algérie et la Tunisie, recèle dans son sous-sol quelque 40 000 milliards de m3 d’eau douce, dont 70 % – soit 28 000 milliards de m3 –, se trouvent en Algérie. Les besoins en eau pour l’exploitation du gaz de schiste sont minimes par rapport aux ressources en place, ont-elles fait valoir. La ponction n’atteindrait ni l’irrigation agricole, ni la consommation humaine.
En anticipant des évolutions qui paraissent inéluctables, Alger veut préparer l’avenir énergétique, une stratégie qui se combine avec une approche de développement global, centrée sur la réindustrialisation et la sécurité alimentaire. Il s’agit d’un nouveau volet du mix énergétique qui comprend en outre le solaire, l’Algérie occupant la plus grande partie du Sahara et bénéficiant d’un des plus forts coefficients d’ensoleillement de la région.