L’un des créateurs de la géopolitique, Halford Mackinder, voyait dans l’histoire du monde une alternance entre puissances terriennes, exerçant leur pouvoir à travers des territoires communiquant entre eux par voie terrestre, et puissances maritimes, dont l’essentiel de la fortune venait du contrôle de la navigation à travers de vastes étendues marines. D’ordinaire l’imaginaire se focalise sur les empires du premier type. On pense à ceux d’Alexandre, des Abbassides, de Gengis Khan, de Napoléon, à la Russie ou à la Chine. Pourtant, il est des empires tout aussi vigoureux qu’une absence de continuité territoriale conduit à omettre. En cherchant un peu, on retrouve dans le second type les empires britannique et portugais.
En réalité il y en a bien plus. Cyrille Coutansais en évoque vingt-trois dans son Atlas des empires maritimes (1). Surtout, il montre, exemples à l’appui, qu’une distinction aussi tranchée que la précédente est artificielle, ces deux types se retrouvant à part variable dans différents cas observés. En effet, des États terriens comme l’étaient Rome et Byzance, son héritière directe, ont été contraints, par les nécessités de leur extension, de se transformer en thalassocratie, d’où la fameuse Mare nostrum à l’apogée de l’empire, qualifiée ultérieurement de Bahr el-Roum (mer des Romains) par les Arabes. En sens inverse, lorsqu’une puissance navale telle que la Grande-Bretagne a été appelée à pénétrer dans les profondeurs de l’Inde, du Canada ou de l’Australie pour y maintenir son hégémonie, la dynamique des lieux s’est imposée à elle, en dépit du fait qu’elle raisonnait en termes marins. Ce sens de la nuance donne un intérêt supplémentaire à cet atlas historique. Partant de nombreux exemples, il touche du doigt les paradoxes auxquels sont confrontées les puissances à cheval sur la terre et la mer.
Équilibre terre-mer
Certes, il y a quelques cas d’école, telles les colonies phéniciennes et les républiques de Venise et de Gênes. Ils illustrent à la perfection le modèle d’un pouvoir qui, à partir de minces bandes de terre, parvint à se constituer en puissance quasi immatérielle fondée sur la force du négoce et de l’argent, la position d’intermédiaire incontournable et la possession de tentaculaires réseaux de renseignement, le tout appuyé sur des moyens militaires relativement modestes. À l’instar de ces exemples, mais alourdis par la gestion de massives dépendances territoriales, les Portugais, Espagnols et Britanniques représentent un modèle où s’équilibrent la terre et la mer. En revanche, l’Inde ou la Chine, en dépit de compétences affirmées en termes de navigation et d’expéditions lointaines, se sont finalement orientées vers leur intérieur.
Les divers cas examinés sont systématiquement abordés de manière limpide et exhaustive, dans un style agréable. La présentation attrayante de cet atlas est lisible par un grand public, en dépit de l’énorme élaboration qu’il a probablement exigée. Des cartes anciennes et modernes, accompagnées d’une profusion de reproductions – bas-reliefs, mosaïques, miniatures, estampes, tableaux et, pour l’époque contemporaine, photos –, illustrent le propos et aident à visualiser les lieux et les événements évoqués, à les situer dans l’espace. L’absence d’une bibliographie et d’un index indispensables à qui veut aller plus loin est regrettable.
Condensées intelligemment, les informations relatives à chacun des empires permettent de survoler agréablement l’ensemble des situations abordées. Les puissances asiatiques sont traitées à égalité avec celles de l’Europe, le monde musulman et les sociétés de l’Antiquité le sont aussi. Évidemment, dans ces raccourcis, on trouve toujours quelques lacunes : la Hanse n’est pas abordée, le Shrivijaya et l’Insulinde (Sud-Est asiatique) sont présentés à travers un prisme islamique, la « seconde » guerre de Cent Ans franco-anglaise (1689-1763) est en réalité la troisième (après 1152-1259 et 1337-1453), les jugements critiques portés sur les politiques navales des Empires ottoman et chinois et sur celle des Indes pourraient être nuancés. Mais le mérite de ce livre est d’intégrer les conclusions les plus avancées de la recherche historique, tels : l’expansion viking en Amérique du Nord, le commerce romain jusqu’à l’extrême sud de la mer Rouge, les grands moments de la marine chinoise et le rôle de la circulation des biens dans l’évolution des empires, et tant d’autres encore. Tout cela a exigé de l’auteur une très vaste culture et nous apporte de riches sujets de réflexion.
Pendu haut et court
Pourtant, à en croire Voltaire, « le premier qui devint roi fut un soldat heureux ». Or pour un empire qui émerge, il y en a beaucoup d’avortés. À cet égard, la piraterie navale constitue un réservoir de cas emblématiques. Le fief des boucaniers dans l’île antillaise de La Tortue ou l’histoire du chinois Coxinga (Zheng Chenggong), qui conquit l’île de Taïwan et la laissa à sa descendance, en sont des exemples. Ces gestations inabouties peuvent être le résultat de l’ambition trop étroite de certains, mais pas toujours. Une mise en perspective de l’activité des écumeurs de mers est donc éclairante. D’autant plus qu’en sens inverse, certains « grands » empires n’ont pas hésité à s’adonner à la piraterie, non seulement en armant des corsaires (c’est-à-dire des pirates franchisés), mais aussi en s’y plongeant eux-mêmes. Il suffit de rappeler les guerres de l’opium, menées par la Grande-Bretagne contre la Chine pour imposer à ses citoyens l’achat (1839-1842), puis la consommation (1856-1860) de ce stupéfiant !
On comprend l’intérêt que suscite la publication de l’impressionnant Dictionnaire des corsaires et pirates (2). En un millier de pages, une cinquantaine de spécialistes répertorient et présentent les principaux acteurs de la piraterie, non seulement ses intervenants directs qui abordent les vaisseaux de passage, mais aussi leurs donneurs d’ordres et financiers, leurs repaires, leurs pratiques et leurs domaines d’évolution. Comment passe-t-on de marin, pêcheur, commerçant, homme en rupture de ban ou ancien militaire à hors-la-loi ? Et comment fait-on parfois le parcours inverse ou bien est-on victime de ce « métier » à haut risque (pendu haut et court ou tué) ? Quels sont les structures économiques et le mode de fonctionnement des ports qui arment de tels vaisseaux et en recyclent les butins matériels et humains (esclavage) ?
Bref, cette guerre de course qui, de la mer de Chine à celle des Antilles et de la côte des Barbaresques à celle des Malabars, multiplie les attaques, ravage les rivages et perturbe la navigation est décortiquée sous tous ses angles. Un jeu de cartes, un index, un glossaire, une riche bibliographie et une chronologie sont là pour répondre à la curiosité du chercheur, mais aussi à celle du lecteur de bandes dessinées et à l’amateur de film d’aventures. Ils retrouveront ici les véritables personnages des sagas qui les ont fascinées. Ils y découvriront avec délectation que, souvent, la réalité dépasse la fiction.
(1) Atlas des empires maritimes, Cyrille P. Coutansais, CNRS éditions, 2013, 290 p., 24,90 euros.
(2) Dictionnaire des corsaires et pirates, dir. Gilbert Buti, Philippe Hrodej, CNRS éditions, 2013, XVIII et 990 p., 39 euros.