Les 2 et 3 octobre dernier se tenait à Bakou, la capitale azerbaïdjanaise, la seconde édition du Forum international humanitaire, réunissant pendant deux jours près de 700 personnes pour réfléchir sur les grands enjeux politiques et géopolitiques de notre monde. Si le colloque avait des allures de grand barnum, il était surtout un prétexte à faire découvrir un pays en pleine opération de séduction depuis plusieurs mois. Les discussions sur la question des médias, l’humanitaire, la croissance économique, les transitions politiques, les nanotechnologies, ont été ponctuées d’allocutions prestigieuses : celle du président Aliyev, devenu le meilleur attaché de presse de son pays et défendant son bilan pendant 40 minutes, une brochette d’anciens présidents de pays d’Europe de l’Est et quelques personnalités « occidentales » comme Rachida Dati, l’ex-garde des Sceaux française. Bien entendu, peu de contrepoids officiels ou critiques du pouvoir. Mais les débats ont largement essaimé entre les participants sur la situation du pays. Étaient aussi présents nombre de chercheurs, de consultants, de professeurs, de membres d’ONG, de représentants politiques qui auront pu se faire leur propre opinion.
Vitrine économique
L’Azerbaïdjan met le paquet pour se tourner vers le monde et attirer le monde à lui. En effet, la même semaine, avait lieu à Bakou le Festival européen du film, financé en grande partie par la délégation de l’Union européenne en Azerbaïdjan. Se produisaient aussi les grandes stars internationales de la chanson, Shakira, Rihanna et Beyoncé. Une sacrée publicité pour un pays en dehors des tournées musicales mondiales, surtout quand on connaît le cachet que prennent ces artistes…
Le « miracle » commence dès l’arrivée dans la capitale : grande avenue Aliyev reliant l’aéroport à la ville dégagée des bidonvilles relégués à la périphérie, bâtiments style haussmannien et palais orientaux neufs, gratte-ciel ultra modernes, dont les fameuses Flames Towers, symbole du pays animé des lumières les plus modernes sitôt la nuit tombée, restauration clinquante de la vieille ville avec des cafés lounge et trendy, front de mer refait à neuf ressemblant à la croisette de Cannes, cinéma Bulvar à l’architecture futuriste en bord de mer Caspienne, Crystal Hall qui accueillait la finale de l’Eurovision en 2011 et projetant dans le ciel un faisceau laser surréaliste, centre culturel Heydar-Aliyev de l’architecte star Zaha Hadid, grands échangeurs autoroutiers modernes, explosion d’hôtels internationaux…
Le boom immobilier – sans précédent – se quantifie au nombre de grues s’érigeant de jour en jour, de tours défier les lois de la pesanteur et rivalisant d’innovations architecturales avec celles du Golfe. Les maisons historiques ou les quartiers pauvres sont détruits ou déplacés pour laisser place à la « modernité ». Quant aux mosquées, elles côtoient les nouveaux buildings, et il n’est pas rare de voir d’anciens édifices ottomans, comme les caravansérails, se frotter aux nouveaux centres commerciaux aux enseignes prestigieuses : Prada, Dior, Chanel…
Le nouveau dragon du Caucase a choisi la méthode forte depuis l’Eurovision (100 millions de téléspectateurs) qu’il a accueilli en grande pompe pour s’ouvrir sur le monde et faire de Bakou la nouvelle vitrine à l’occidentale du Caucase triomphant. Pays émergent, doté de réserves en hydrocarbures extraordinaires (pétrole et gaz naturel à hauteur de 61 % du PIB), affichant une croissance arrogante de plus de 9 % en 2012 (après une croissance record de 35 % du PIB en 2006), l’ancien satellite soviétique a largement basculé dans l’économie de marché depuis son indépendance il y a vingt ans.
Avec près de 90 000 km2 (l’équivalent du Portugal) et 8 millions d’habitants, ce jeune pays inséré entre l’Iran, la Géorgie, l’Arménie, la Turquie est au carrefour des voies stratégiques et économiques régionales, situé sur l’antique route de la Soie bordée par la mer Caspienne. En plein décollage, l’Azerbaïdjan est aujourd’hui intégré dans de nombreuses organisations internationales : membre de l’Onu, du Conseil de l’Europe, de la Communauté des États indépendants (CEI), de l’Organisation de Coopération islamique. La jeune République est aussi à la croisée des mondes occidentaux, russe et orientaux, ce qui en fait un partenaire de choix, convoité par la Russie, l’Union européenne, le Moyen-Orient…
Elle serait en passe de devenir un pion stratégique entre ces mondes dans la région sensible du Caucase. L’Union européenne (UE) y voit deux intérêts majeurs : une place énergétique de choix face aux tensions entre la Russie et l’Ukraine, et une présence politique dans une zone géopolitique convoitée. À terme, l’idée de l’UE est de passer d’un partenariat stratégique et énergétique à un véritable accord d’association UE/Azerbaïdjan. Tout cela incluant des clauses liées au respect de l’État de droit, à la démocratisation du pays.
Nombreuses failles
Incorporé à l’Empire russe de 1813 à 1991, le pays a basculé d’une relation servile à une autonomisation croissante et rapide de sa politique intérieure, qu’elle ne se laisse presque plus guider par quiconque, malgré les tentatives de la Russie de reprendre de l’influence dans son ancienne aire géostratégique historique. Mais les traces sont bien là. Dès l’indépendance, le jeune pays se trouve plongé dans le conflit avec l’Arménie autour du Haut-Karabakh (présence massive d’Arméniens dans la région) qu’Erevan finit par annexer. Aujourd’hui encore, l’Azerbaïdjan est coupé en deux, avec la région du Nakhitchevan, devenue de facto plus autonome. Tout un symbole de résistance à l’occupant, puisque le petit territoire, considéré comme un des plus enclavés au monde, isolé entre l’Arménie occupante, l’Iran et la Turquie, est le berceau de la « dynastie » Aliyev, au pouvoir depuis l’indépendance. La présence soviétique perdurera, avec les premiers présidents élus. Après quelques anciens secrétaires généraux du Parti communiste, viendra le tour de celui qui est considéré comme le vrai père de la nation : Heydar Aliyev, un ancien du KGB qui fera décoller le pays. Puis, à sa mort en 2003, ce sera le tour de son fils, élu « démocratiquement » : Ilham Aliyev qui dirige depuis le pays d’une main ferme et a permis l’éclosion puis l’explosion économique. Il a aussi mis un terme aux différentes manifestations qui égrenèrent la fin de règne de son père. L’opposition, depuis, semble s’être tue. Homme fort concentrant une grande partie des pouvoirs, Aliyev a été réélu en 2008, malgré des irrégularités de scrutin mentionnées par les observateurs internationaux.
Aliyev est certes parvenu à hisser le pays au rang des pays émergents, mais il reste de nombreuses failles. Tout d’abord en termes de démocratie : multipartisme quasi inexistant, manque de liberté de l’opposition, corruption dramatique, mais aussi en termes économiques. Combien de temps peut durer le miracle de Bakou ? Les hydrocarbures drainent toutes les rentrées d’argent, l’économie n’est pas diversifiée et les premières alertes à la baisse des cours du pétrole peuvent rapidement faire changer la donne. D’autant que si Bakou est la vitrine du pays, l’arrière-cour est encore largement sous-développée : peu de redistribution de la richesse créée, enclavement de certaines régions pauvres, quasi-inexistence des productions locales.
Quant aux relations avec les voisins, elles diffèrent selon le passif, les conflits, et les intérêts : détestables avec l’Arménie alors que Bakou a l’appui de la communauté internationale pour exiger d’Erevan le retrait du Haut-Karabakh ; en dents de scie avec la Russie pour les raisons d’influence historique entre les deux pays ; bonnes avec la Turquie de par l’héritage culturel, moins bonnes lorsqu’Ankara se rapproche d’Erevan ; bonnes à variables au sujet des intérêts pétroliers liés à la construction commune du pipeline « Bakou-Tbilissi-Ceyhan » : l’Azerbaïdjan reproche au voisin turc de ne pas respecter les termes de l’accord gazier de 2010 ; complexes avec l’Iran sur l’importante communauté azérie aux visées nationalistes et indépendantistes et sur le sujet des frontières en mer Caspienne ; étonnantes avec le voisin lointain Israël, notamment sur les accords gaziers devant permettre à Tel-Aviv de contrer l’instabilité égyptienne actuelle, ou sur le partenariat stratégique et militaire…
L’Azerbaïdjan a de nombreux atouts et, comme pour beaucoup de pays émergents, on saura rapidement s’il peut installer dans la durée son modèle développement. Pour cela, il lui faudra veiller à l’état des ressources, à la diversification de l’économie et à la démocratie et les droits de l’homme. Si le pays cherche à ce point l’ouverture, on peut être optimiste pour la suite.