Robert Malley, 49 ans, a été le conseiller spécial de Bill Clinton pour les affaires du Proche-Orient, de 1998 à 2001, et longtemps au cœur des discussions entre Américains, Israéliens et Palestiniens. Spécialiste reconnu de la région, chercheur, il est aujourd’hui directeur du programme Moyen-Orient/Afrique du Nord de l’International Crisis Group. Pour l’ICG, il suit de près l’évolution de la situation en Syrie. Le dernier rapport de l’ICG sur la Syrie peut être consulté ici. D’autres documents sur ce pays peuvent être consultés ici.
Dans un entretien à Mediapart, Robert Malley évalue les capacités de résistance du régime Assad, l’impuissance de la communauté internationale et les possibles solutions de sortie de crise.
Le soutien américain à la mission de Kofi Annan est de plus en plus critiqué. Ce soutien n’est-il pas motivé en premier lieu par une volonté de rallier les Russes ? Et n’est-ce pas peine perdue ?
Le soutien américain à la mission Annan est tout à la fois réel, sceptique et fragile. Il est principalement motivé par deux considérations. La première est que cette mission ne fait que commencer, que la présence du contingent complet des observateurs peut éventuellement faire une différence, réduire de façon significative le niveau de violence et créer une nouvelle dynamique. Il est difficile pour Washington de faire le deuil de la mission Annan avant que son auteur ne le fasse lui-même et avant qu’elle n’ait vraiment pris son ampleur. L’administration américaine ne veut pas fournir d’arguments à ceux qui lui reprocheraient d’avoir sciemment contribué à l’échec de cette mission.
La seconde considération, sans doute plus importante, est que pour le moment l’administration américaine n’a aucun « plan B ». À quoi bon jeter le plan Annan à l’eau si c’est pour le remplacer par du vide ? Quant au ralliement des Russes, il est vrai que le pessimisme est de mise. Washington demeure convaincu que Moscou détient des clés essentielles : soutien diplomatique et militaire et, plus encore, soutien psychologique au régime de Bachar el-Assad.
Le veto russe à la première résolution du Conseil de sécurité a fait l’effet d’une douche froide et, depuis, l’administration américaine nourrit de moins en moins d’espoir. Moscou estime que le régime syrien est en train de l’emporter, alors pourquoi donc choisirait-il ce moment précis pour changer de position ? Seul un changement du rapport de force sur le terrain pourrait à la rigueur bouleverser ses calculs.
Lors de la dernière conférence du groupe des Amis de la Syrie, la secrétaire d’État, Hillary Clinton, a annoncé que les États-Unis allaient apporter un soutien à l’opposition syrienne. Pourquoi seulement maintenant, plus d’un an après le début du soulèvement ?
Les hésitations des Américains – et pas seulement des Américains – s’expliquent aisément par la complexité de la situation et les risques qu’elle présente. Se lancer dans une aventure de ce genre sans précautions, sans stratégie et sans porte de sortie, cela, les États-Unis l’ont déjà fait. Obama n’en veut plus. Alors l’administration se pose des questions : de quel appui s’agirait-il ? À qui le fournirait-on ? Est-on sûr qu’il tomberait en de bonnes mains ? Par quel canal ? Par le Liban, au risque d’une déstabilisation de ce pays fragile ? Par la Jordanie, où le roi fait face à une situation intérieure incertaine ? Par l’Irak, dont le premier ministre se range plutôt du côté de Bachar el-Assad ? Par la Turquie, qui redoute les conséquences sur son propre problème kurde et une crise aggravée dans ses relations avec Téhéran ?
Vu le rapport de force entre le régime et l’opposition, un appui militaire à l’opposition changerait-il vraiment la donne ? Que ferait Washington si cela provoquait une réponse beaucoup plus violente encore de la part du régime ? Pense-t-on qu’armer l’opposition suffirait à faire chuter Bachar el-Assad ?
Quant à une intervention encore plus directe, là encore, il faudra bien se résoudre à répondre à de nombreuses questions : quelle sera la porte de sortie, que fera-t-on en cas de représailles potentielles contre certaines minorités syriennes de la part de l’opposition, qu’adviendra-t-il des sites d’armements chimiques ou encore des groupes djihadistes qui commencent petit à petit à entrer en territoire syrien ? Je ne dis pas que les États-Unis ne vont pas en faire davantage pour aider l’opposition. Les pressions montent, la foi en la mission Annan décroît et je sens la tendance tourner. Mais c’est un Président bien plus prudent que son prédécesseur qui siège désormais à la Maison Blanche. Tant mieux.
Ses hésitations ne font-elles pas le jeu du régime ?
Ses hésitations sont dictées par la situation confuse sur le terrain, les complexités régionales et les enseignements tirés des expériences passées dans la région, y compris le précédent afghan des années 1980, où l’aide militaire américaine aux djihadistes a semé les germes de ce dont on a trop longtemps souffert. Mais à mesure que le temps passe, que le pessimisme concernant le plan Annan gagne du terrain, et que les critiques adressées à l’administration s’intensifient, les États-Unis envisagent des méthodes plus fortes.
Personnellement, je pense que la probabilité d’une intervention militaire – aide à l’opposition, frappes ciblées, initiatives clandestines – dans le moyen terme est assez élevée. Je ne suis guère convaincu que ce soit la bonne voie, ni que ceux qui la soutiennent savent comment cette guerre civile finira, ni dans quel état elle laissera et la Syrie et la région dans son ensemble. Ce serait un formidable coup de dés.
On reproche aussi à l’administration américaine de ne pas avoir dès le départ accompagné ces condamnations de mesures plus concrètes comme les sanctions par exemple ?
J’ai deux réactions à ce genre de reproches. D’une part, je ne crois absolument pas que les sanctions (dont beaucoup ont déjà été imposées, soit dit en passant) changent quoi que ce soit à la donne. Qu’on le reconnaisse : les régimes qu’on cherche ainsi à punir savent comment s’y adapter et même parfois comment en profiter ; les populations qu’on cherche ainsi à aider souffrent quant à elles lourdement des conséquences. Et les perspectives de redressement économique ou social du pays, dans l’optique d’un changement de régime, s’en trouvent profondément hypothéquées.
Mais, d’autre part, je crois qu’il est exact que cette administration américaine est exagérément une administration de la parole, convaincue de la force de ses propres propos. Ainsi, elle estime avoir fait le plus dur lorsque, en août dernier, le Président a appelé au départ de Bachar. Comme si le simple fait de le dire suffisait pour le réaliser et comme si le simple fait de le dire dispensait de la nécessité d’en faire davantage.
Pourquoi cette posture rhétorique ? Pourquoi tant de paroles plutôt que l’articulation dans les faits d’une véritable politique ? Qu’a-t-on gagné par cette sentence vide prononcée par Washington ? Les États-Unis ont-ils accru leur influence vis-à-vis du régime ? Ont-ils accru leur crédibilité auprès de l’opposition ? C’est très difficile de le faire comprendre ou accepter, mais c’est une vérité mille fois vérifiée : parler n’est pas toujours le meilleur réflexe, et le silence n’est pas nécessairement la posture la moins avisée…
L’administration américaine, comme les autres Occidentaux, a constamment appelé l’opposition à s’unir, ce qui a avivé les divisions d’acteurs qui n’ont pas forcément de poids en Syrie.
Une certaine frustration vis-à-vis du Conseil national syrien (CNS) s’est instaurée, que ce soit à Washington ou en Europe. On le voudrait plus efficace, plus cohérent, mieux ancré sur le terrain plutôt que simple relais diplomatique et interlocuteur pour le monde extérieur. On voudrait également que le CNS rassure davantage les minorités (alaouite ou chrétienne), qu’il offre des garanties à ceux qui n’en font pas partie. Enfin, l’Occident a aussi été frustré par les dissensions de basse politique, les querelles d’ego et les appétits de pouvoir qui minent l’opposition.
Cela dit, deux remarques. D’abord, les espoirs de l’administration étaient vraisemblablement démesurés et les attentes déçues envers l’opposition servent souvent d’excuse pour justifier l’impuissance de l’Occident. Ensuite, il faut toujours se méfier de la tendance (américaine sans doute, européenne probablement) à désigner une partie de l’opposition comme représentant attitré du peuple et d’en faire son interlocuteur privilégié, surtout si c’est un acteur loin du terrain. On l’a vu en Irak : le fait de consacrer une ou plusieurs organisations externes comme représentants légitimes peut mener à bien des déboires.
L’erreur majeure n’est-elle justement pas d’avoir fait du CNS le représentant de l’alternative alors que celle-ci doit être élaborée par le mouvement intérieur.
Erreur majeure, je ne sais pas. Erreur, sûrement. Comme je l’ai signalé, l’Occident a cette tendance à vouloir identifier son interlocuteur, à qui l’on fournit ressources diplomatiques et matérielles.
Dans le dernier rapport de l’ICG, vous évoquez une possible division du travail entre les États-Unis et ses alliés arabes : les États-Unis se refusent à fournir un appui militaire à l’opposition armée syrienne mais ils pourraient s’appuyer sur le Qatar et l’Arabie Saoudite.
C’est effectivement un des scénarios qui pourraient se produire, les États-Unis rechignant pour le moment à fournir une aide militaire mais étant prêts à accorder un autre type de matériel (logistique, renseignement, moyens de communication), et les pays du Golfe affirmant vouloir armer l’opposition. Washington estime pouvoir, en fournissant ce type d’aide, baliser la voie à l’aide militaire, retracer les parcours et ainsi identifier les récipiendaires fiables.
Cela dit, plusieurs questions se posent. D’abord, celle du canal de distribution, question évoquée plus haut. Ensuite, la question de savoir si militariser l’opposition est vraiment le meilleur moyen d’obtenir une transition politique et le meilleur moyen d’éviter à la Syrie guerre civile et bain de sang. Et enfin, interrogation essentielle : est-ce que les objectifs poursuivis par les États-Unis coïncident vraiment avec ceux de l’Arabie Saoudite et du Qatar, lesquels voient le conflit uniquement sous l’angle du bras de fer avec l’Iran et de la lutte sunnite-chiite. Ils attisent les flammes du sectarisme et du confessionnalisme, ainsi que d’une bataille régionale généralisée. Est-ce vraiment cela que recherche, ou dont a besoin, l’Occident ?
Qu’en est-il de la pression intérieure ? Est-ce que la question syrienne s’impose dans le débat intérieur américain ?
On ne peut pas dire que ce soit un thème central de la campagne. Et puis, la question syrienne joue de manière contradictoire. D’un côté, le sénateur républicain Mc Cain et ses alliés, des médias influents comme CNN mais aussi certains quotidiens, assaillent jour et nuit et la mission Annan – qu’ils qualifient de mascarade – et l’attitude de l’administration – qu’ils traitent d’impuissante et accusent de cécité stratégique, insistant sur le coup que subiraient l’Iran et le Hezbollah en cas de chute du régime syrien.
De l’autre, et ce n’est pas négligeable, il y a une énorme lassitude du peuple américain vis-à-vis du Moyen et du Proche-Orient, et surtout envers les aventures militaires. Obama vient d’en terminer avec la guerre en Irak et veut s’extirper de celle en Afghanistan. S’embourber – ne serait-ce qu’indirectement – en Syrie n’est pas un très fort argument de campagne !
Qu’en est-il de la création d’une zone humanitaire ? Selon certains diplomates, la Turquie, en dépit de ses réticences, serait aujourd’hui prête à assumer ses responsabilités à condition qu’il y ait une dynamique internationale.
Les différentes options envisagées – aide militaire apportée à l’opposition, corridors humanitaires, frappes militaires ciblées – ne peuvent être décidées à la légère ; elles comportent toutes une dimension militaire réelle (présence sur le terrain et couverture aérienne dans le cas des zones humanitaires) et donc des risques associés.
La Turquie hésite, malgré sa frustration énorme au vu de la situation à ses frontières. S’engager dans cette voie, c’est envoyer des forces armées en territoire arabe, s’exposer à des représailles syriennes ou iraniennes, risquer de réveiller le démon kurde. En cas de flot significatif de réfugiés syriens sur son territoire, Ankara franchira peut-être bien ce pas. Mais il me semble qu’il voudra pour cela idéalement un mandat du Conseil de sécurité (très improbable) ou, au minimum, un soutien de l’Otan et des pays arabes, ainsi qu’un soutien matériel des États-Unis.
La posture américaine dans cette crise n’est-elle pas avant tout déterminée par le dossier iranien ? Aux yeux des États-Unis, la Syrie a quand même perdu de sa pertinence stratégique.
Oui et non. Oui, dans la mesure où Washington se préoccuperait moins de la Syrie si le pays ne s’inscrivait pas dans une alliance avec l’Iran et le Hezbollah. L’enjeu stratégique est certain, et pas besoin de croire tout ce que raconte le régime syrien sur un complot international pour l’admettre. Mais ne négligeons pas la part de l’humanitaire. Si le nombre de victimes venait à augmenter de façon substantielle, je vois mal le président Obama rester les bras croisés.
En quoi Israël, qui observe un certain silence, influe la politique du président Obama dans la crise syrienne ?
Le silence israélien est un silence plutôt habile, tant il est vrai que tout ce que dira Israël ne pourra que compliquer les choses. Au départ, Israël était partagé : d’une part, le régime baassiste a assuré une stabilité certaine aux frontières ; c’est un adversaire, certes, mais connu et somme toute pas trop dangereux. Son successeur, à supposer que ce soit un régime sunnite dominé par les Frères musulmans (ce qui n’est guère garanti), pourrait s’avérer autrement plus périlleux, surtout si des éléments djihadistes trouvaient refuge dans le pays.
Mais les relations fortes de la Syrie avec l’Iran et le Hezbollah et, plus encore, le rapprochement stratégique avec ces derniers opéré ces dernières années par Bachar – lequel s’est traduit par la livraison d’armes de plus en plus sophistiquées au mouvement chiite libanais – font que la chute du régime pourrait apporter à Israël d’importants dividendes stratégiques. Aujourd’hui, il me semble que l’élite militaire et politique israélienne aimerait bien une Syrie affaiblie, qui ne serait plus alliée à Téhéran et ne fournirait plus le Hezbollah en armes. D’où le souhait que Bachar tombe. Mais ce sentiment coexiste toujours avec la crainte que la Syrie ne sombre dans le chaos et que des groupes djihadistes ne s’emparent d’armes chimiques.
Cela étant, même si la question d’Israël reste centrale, l’administration américaine ne détermine pas sa politique syrienne à l’unique aune des intérêts d’Israël.
Quelle est la réalité des divisions au sein de l’administration américaine sur la gestion de la crise syrienne ?
Il y a des sensibilités différentes. Certains sont convaincus que les Américains doivent s’engager davantage, y compris militairement. D’autres sont plus réservés, et préfèrent attendre un peu, donner sa chance à la mission Annan. Comme je l’ai indiqué, la seconde tendance prédomine mais la première gagne du terrain.
Si d’ici quelques mois la mission Annan échoue (et nombreux sont ceux qui sont tout près de conclure qu’elle court à l’échec), que le nombre de morts augmente, alors la tendance plus interventionniste prendra sans doute le dessus. J’imagine que les conseillers politiques du Président préféreraient reporter cela à l’après-élection de novembre. Mais si la situation empirait de façon notable avant, je ne pense pas que le calendrier électoral serait un obstacle incontournable. Ma crainte est qu’une décision soit prise non pour de bonnes raisons stratégiques ou morales, non après une réflexion intense et soutenue, mais pour la raison qui anime la plupart des décisions de ce monde, et qui en définitive est la moins bonne de toutes : le désir de faire quelque chose.
Mais plus le temps passe et plus le risque d’un pourrissement de la situation est grand…
Le temps a effectivement un coût comme nous l’avons souligné dans nos rapports ICG. On voit déjà des évolutions inquiétantes, et cela peut s’aggraver : tensions sectaires intensifiées, affaiblissement des structures étatiques, ingérence accrue d’acteurs externes, militarisation sur le terrain. Et puis, les sanctions aussi pèseront sur l’avenir.
Quelle conclusion tirer de tout cela ? Ce n’est pas évident. Faut-il se précipiter dans une intervention militaire qui pourrait accélérer ces dynamiques ? Certains préconisent de combiner diplomatie et option militaire, arguant que le régime ne négociera sa survie qu’une fois que le rapport de force aura changé sur le terrain. J’en comprends la logique, mais n’est-ce pas faire quelque chose et son contraire ? Ces deux logiques ne sont-elles pas dans la situation actuelle antinomiques : en optant pour une voie militaire, ne condamne-t-on pas la mission Annan ?
L’essentiel, nous l’avons souligné dans notre dernier rapport, c’est de réduire les risques de militarisation au forceps, de massacres à caractère sectaire, d’écroulement de la société syrienne. Cela passe par une baisse de la violence. La meilleure possibilité d’y parvenir – pour faible qu’elle soit – demeure la mission Annan. Donnons-lui sa chance plutôt que de la saper.
Source : Mediapart