La veille du grand débat politique, sur France 3, Frédéric Taddeï organisait un débat d’une toute autre nature, d’intellectuels entre le médiologue et philosophe Régis Debray et Henri Guaino, conseiller spécial et plume de Nicolas Sarkozy. Un échange courtois, apaisé et intelligent que la télé ne nous avait pas offert depuis très longtemps.
Duel de plumes mardi soir sur France 3 dans Ce Soir ou jamais: Régis Debray face à Henri Guaino avec Frédéric Taddeï dans le rôle de l’anchorman. Gaullistes l’un et l’autre mais aux parcours radicalement opposés. A gauche, Régis Debray, ancien guevariste, plume de François Mitterrand. A droite, Henri Guaino, « gaulliste social », proche de Philippe Séguin, échoué en Sarkozye pour écrire les discours du Roi.
Le débat offert par France 3 restera comme l’un des plus courtois et plus riches dans une campagne spectacle polluée par de faux débats, marquée par la violence des échanges et les très rares occasions de dépasser les considérations purement tacticiennes et autres adresses électoralistes.
Invité à répondre au discours de Sarkozy, ce dimanche à Toulouse, qui citait nommément le philosophe sur la question des frontières, Régis Debray avait très peu goûté « l’hommage » présidentiel à son Eloge des frontières paru en 2010.
Moteur diesel à l’efficacité redoutable, Régis Debray est monté doucement en température avant de donner sa pleine mesure. Décrit en avocat d’affaires peu cultivé, incapable d’incarner la nation pas plus que d’appréhender les discours façonnés par Guaino, tout juste bon à les réciter, Régis Debray taille un costard sur mesure au président sortant, prévenant que l’exercice du pouvoir sera aussi une épreuve pour la gauche: « La soupe populaire, on ne la sent pas rue du Faubourg Saint Honoré ». Au total, un échange agréable dans une ambiance sereine, un peu hors sol, bien loin des invectives répétitives et inaudibles des représentants des candidats.
Guaino, dans le rôle de l’intellectuel « organique », contraint de servir la cause, le Parti, de se faire l’avocat de Sarkozy aura du mal à rendre coup pour coup à son contradicteur avocat de sa seule liberté, d’où une « battle » d’esprit de haute volée quelque peu déséquilibrée mais abordant frontalement la question de l’identité, l’opposition gauche-droite, l’argent, le peuple, l’exercice du pouvoir et notamment celui du président Sarkozy. Plutôt que de mobiliser des dizaines de petites mains pour décompter au centième de seconde le temps de parole de chaque candidat et alors que les intellectuels engagés fuient le débat politique, quand ils ne sont pas purement et simplement ignorés par des candidats obnubilés par le poids de la dette, le CSA serait tout aussi inspiré d’exiger une dose minimum de réflexion médiatisée dans chaque campagne présidentielle, avant de passer à l’étape de l’action politique. Extraits choisis.
Frontières
Régis Debray: « Je ne vais pas chipoter sur la définition de la frontière : une limite hospitalière garante de la diversité du monde et des hommes. Ce qui me chagrine et pourrait me faire frémir, c’est l’idée subliminale. Pas qu’il y ait une limite entre la France et l’Allemagne, mais une frontière à tracer entre les Français de souche, les vrais français et les Français d’apparence qui n’auraient pas la bonne généalogie. Comme s’il y avait dans le public la peur du mélange », avant de citer Malraux « la culture c’est accomplir le rêve de la France et accueillir le génie du Monde » et conclure : « Quand on limite les visas des étudiants étrangers, qu’on fait la chasse aux roms. Je dirais : Malraux pas content ».
Henri Guaino: « La France des généalogies, c’est une définition du pétainisme. C’est un mauvais procès. Dans ce discours, on parle de nationalité pas d’origine. La république est accueillante mais il y a le dedans et le dehors », avant néanmoins de qualifier de « faute » la circulaire sur les roms. « Défendre une identité ce n’est pas une pathologie, l’échange est nécessaire mais chacun doit rester lui-même. La République fait une distinction entre les nationaux et ceux qui ne le sont pas ».
RD: « J’ai eu le sentiment d’une bouffée malodorante et qui venait d’en haut. La France a besoin de frontières, pas pour s’enfermer pour mais pour échanger. L’être et la limite adviennent ensemble. Les rives sont la chance du fleuve, elles l’empêchent de devenir marécage ».
Opposition Gauche-Droite
HG : « Pour moi, la Droite représente l’ordre et autorité, la Gauche, la justice et le progrès. Les êtres uni- dimensionnels sont insupportables. Mais il y a les partis et qu’est ce que la gauche d’aujourd’hui a de commun avec Jaurès ».
RD : « La gauche ne sait pas que le cœur de l’homme est plein d’ordures et capable du pire et la droite ne sait pas qu’on peut s’en tirer si on fait de bonnes lois et une bonne redistribution. Si j’en reviens aux données topographiques, une carte électorale de Paris. Les nantis à l’ouest votent à droite, les paumés à l’est votent à gauche, c’est comme ça. Mais il y a des droites et des gauches ».
HG: « La gauche a depuis longtemps tourné le dos aux ouvriers. Je ne vois ce que la gauche a à voir avec cet héritage. Nous sommes tous les deux les héritiers du front populaire ».
RD: « Les conquêtes du front populaire ne sont pas nées au Trocadéro, elles sont nées du côté de la Bastille et de Belleville. Il y a une pesanteur sociologique que vous ne pouvez pas nier. Sarkozy fait 70% dans le XVIème arrondissement. Les défenseurs de l’ordre établi sont plutôt partisans du privé. Les plus humbles n’ont que l’Etat pour se défendre. Ne prenons pas au tragique cette division mais ne l’escamotons pas ».
HG: « Cette définition du régalien par Régis Debray, ce n’est pas celle du Parti Socialiste, c’est celle du gaullisme »
L’argent
RD: « La droite n’a plus rien du Gaullisme, le libéralisme l’a emporté. L’argent a tout emporté. De Gaulle disait : « Je n’aime pas les communistes parce qu’ils sont communistes, je n’aime pas les socialistes parce qu’ils ne sont pas socialistes et je n’aime pas les miens car ils aiment trop l’argent ». Je dirais que c’est l’argent qui a gagné…pour le moment ».
HG: « C’est une caricature que de dire que pendant 5 ans, la France a été dans le camp d’argent. L’argent a gagné partout. Ca a été l’idéologie dominante des années 80,90 et 2000. Est-ce que parmi les deux candidats aujourd’hui, y-a-t-il un candidat qui s’est battu plus que l’autre contre l’argent ? »
RD : « Je trouve Henri Guaino émouvant. Avec Sarkozy, Guaino a rêvé une pièce, le grand rêve Gaullien d’une République réunie mais c’est un peu comme si Claudel confiait le rôle de Tête d’or à Christian Clavier. Il a un canevas, mais il n’a pas l’acteur social de son scénario. Il me dira qu’on prend ce qu’il y a en magasin, c’est le problème de l’intellectuel et du Prince. Mais ça ne colle pas ».
HG: « Hollande n’est pas l’incarnation du pauvre enfant né dans la Seine Saint Denis. Mais à gauche, ce n’est jamais grave ».
Le Peuple
HG: « Le peuple est une personne disait Michelet. S’intéresser au peuple c’est porter une attention à tous jusque dans sa partie la plus infime »
RD: « Un peuple c’est une histoire, c’est une mémoire, c’est une nation. Un peuple c’est un tas ce n’est pas un tout. Et le rôle du peuple, c’est de transformer le tas en tout. Les avocats d’affaire ne savent pas faire ça…».
RD: « Le peuple est corrodé par le tout à l’ego, le présentisme. Le peuple ment, mais il reste un horizon, un idéal. Le peuple français n’est pas mort, il est en danger de fragmentation, d’émiettement par la multiplication des mémoires communautaires. Un peuple n’est pas tout le temps peuple, c’est dans l’état de guerre que les solidarités se dégagent. Et je suis très inquiet que le mot fraternité ait été si peu prononcé».
HG: « Il l’a été quelque fois »
RD: « Mais vous n’êtes pas le seul souffleur du Prince, c’est bien le problème. Il y a de bons messages que la personnalité de l’émetteur brouille »
L’exercice du pouvoir
RD: « La gauche n’est pas un sac étanche dans la société, elle a été phagocytée par l’évolution des styles de vie dans la société. Elle a été mangée par l’économisme. On ne fait pas l’Europe avec ça. La gauche a eu le malheur d’exercer le pouvoir si j’ose dire, même si ce n’est pas une raison pour ne pas y aller. Mais le pouvoir est une structure de corruption. La soupe populaire, on ne la sent pas Rue du Faubourg Saint Honoré. Le pouvoir est plus difficile à exercer à gauche. C’est une épreuve morale ».
HG: « L’expérience a prouvé ces dernières décennies qu’elle résistait assez peu. Le président Sarkozy n’a pas de cour, vous en avez côtoyé qui en avaient davantage ».
La présidence Sarkozy
RD: « Monsieur Sarkozy n’a pas beaucoup lu, ce qui ne rend que plus précieux les discours que vous lui faîtes. Il a toujours l’air un peu décontenancé par ce que vous lui mettez en bouche ».
HG: « Vous ne les écoutez pas parce que ça vous ennuie. Moi je les écoute parce que j’y suis forcé. Moi, je ne trouve pas que l’expression de François Hollande soit supérieure à celle de Nicolas Sarkozy »
RD: « Sarkozy utilise 250 mots, c’est le parler show biz qu’il fréquente avec prédilection »
HG: « Aujourd’hui vous devez parler à tout le monde. Il faut être compris, il faut simplifier »
RD: « Avec la fonction de speechwriter, le président est en état de ventriloque, il articule des idées qui ne sont pas les siennes. Avec Guaino, c’est devenu une fonction officielle. Je n’aime pas cette division du travail. Sarkozy paye cette désacralisation du pouvoir . de même qu’on ne peut pas être représenté par un Monsieur en T-Shirt. Il y a un ADN français qui a refusé cela, même si Sarkozy a tenté de corriger son tempérament américain »
HG : « Il n’y a jamais eu de volonté de désacraliser. Aujourd’hui, il n’y a plus d’intimité. Il vit même difficilement cette inquisition permanente des médias sur sa vie privée. En revanche, il montre tout ce qu’il ressent. Je dirais « humain, trop humain ». Et ça perturbe un peu le corps sacré du roi. On peut lui faire le reproche, mais c’est bien sévère ».
RD: « c’est une belle défense d’un homme qui va sans doutenous quitter et qui laissera un souvenir un peu incertain. Ce qui m’a gêné c’est l’impression que le chef de l’Etat n’avait pas le sens de l’Etat, ses attaques des corps intermédiaires, c’est une diminution de la fonction. Le pays a besoin de respirer, simplement. Cela s’appelle l’alternance. Dans 5 ou 10 ans, on retrouvera peut-être Monsieur Guaino. Ce fut un épisode de l’histoire de France ».
Mercredi 2 Mai 2012
* Régis Soubrouillard est Journaliste à Marianne, plus particulièrement chargé des questions internationales.