Dernière exclusivité pour nos lecteurs sur internet : la tribune signée Richard Labévière.
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Depuis plusieurs années déjà, la France a un gros – très gros – problème avec sa presse : une grande distorsion qui a fait basculer les moyens d’information dans la communication et le trafic d’influence, avant de sombrer carrément dans la propagande. Nous y sommes ! La veille du premier tour de l’élection présidentielle, le 23 avril, la façon dont Jean-Luc Mélenchon a été ciblé par la presse parisienne – service public en tête ! –, dès lors qu’il a percé le plafond de verre des petits candidats, laisse songeur quant à l’impartialité pourtant affichée des journalistes politiques de notre vieux pays…
Mieux vaut le culte de l’ignorance
On peut faire remonter l’amorce de ce grand basculement au lendemain de la Libération, lorsque le programme du Conseil national de la résistance (CNR) prônait une liberté authentique de la presse tandis que commençaient déjà les rachats et concentrations des titres tombés aux mains des affairistes, dont Robert Hersant fut l’une des figures emblématiques. Celui-ci n’était que le précurseur des Berger, Niel, Bolloré et Drahi contemporains. Avec cet affairisme dominant et arrogant sont revenus en France la censure et le culte de l’ignorance ; une censure vigilante, structurelle et violente.
Les coupures d’électricité sont redevenues de plus en plus fréquentes au pays des Lumières, souligne notre ami Michel Raimbaud. Bien sûr, plus besoin d’exhiber de grands ciseaux noirs, les coups de force s’opèrent maintenant de manière beaucoup plus sophistiquée, le soir au fond des dîners parisiens. Lisons seulement Le Monde libre d’Aude Lancelin (1) ou Libération de Sartre à Rothschild de Pierre Rimbert (2), pour mesurer à quel point l’idéal du CNR s’est abîmé dans la défense des idéologies dominantes ; postures obligées où tous les coups sont permis dès lors qu’il s’agit de défendre les privilèges de l’argent.
En 1974, Louis Althusser publiait ses cours pour scientifiques Philosophie et philosophie spontanée des savants (3), expliquant que toute activité professionnelle fonctionne sur des a priori et génère une conception du monde, une conception idéologique. La maladie ne lui laissa pas le temps de s’intéresser aux « journalistes », dont il disait qu’ils sont « les charlatans de la représentation, d’une représentation vide ». Depuis ces belles années du foisonnement structuraliste, la représentation ne s’est pas améliorée, l’information cédant à la pression de la marchandise, à la confusion des genres et à une surveillance panoptique particulièrement diversifiée. Les tâches de contrôle et de basse police de la pensée sont assurées maintenant par une milice de chiens de garde aux pedigrees très divers : journalistes, éditorialistes, philosophes, géopolitologues, spécialiste et autres experts.
Aussi couards que nuisibles
C’est à Paul Nizan que l’on doit l’appellation générique servant à nommer cette faune prédatrice : les chiens de garde (4). C’est Serge Halimi (5) qui en a pensé et décrit avec brio l’actualisation des méthodes, outils et capacités de nuisance. Il serait fastidieux d’énumérer les trop nombreux faits d’armes de ces nouveaux chiens de garde. De cette catégorie surpeuplée, citons seulement Nicolas Truong – le petit commissaire politique des pages Débats du Monde – invoquant régulièrement le manque de place et la surabondance de courriers concernant les sujets qui font pourtant la une sous la plume de Bernard-Henri Lévy, par ailleurs membre des conseils de surveillance du même Monde, de Libération et d’Arte… En effet, les censures françaises avouent rarement leur vraie nature et se parent, le plus souvent, des plumes du paon, celles d’une novlangue aux sources d’un processus d’orwellisation typiquement française : l’ignorance, c’est la force (Sarkozy) ; la guerre, c’est la paix (Hollande) ; la liberté, c’est l’esclavage (Macron)…
Les manifestations des 10 et 11 janvier 2015 – également appelées « marches républicaines » – ont engendré plusieurs cortèges sur le territoire français en réaction aux attentats djihadistes des 7, 8 et 9 janvier, ayant notamment visé la rédaction du journal Charlie Hebdo et un supermarché casher. Quarante-quatre dirigeants de différents pays ont participé au cortège parisien du 11 janvier 2015, tandis qu’on dénombrait plusieurs milliers de personnes dans 265 villes de province, selon l’AFP. Le nombre total de manifestants à travers le pays a été estimé par le ministère de l’Intérieur à plus de 4 millions sur les deux journées, dont plus de 1,5 million le 11 janvier à Paris, ce qui en fait le plus important rassemblement de l’histoire moderne du pays.
« Je ne suis pas Charlie » ? Impossible !
Hormis le slogan « Je suis Charlie », qui voulait afficher sa solidarité avec la rédaction de l’hebdomadaire satirique, les autres mots d’ordre insistaient principalement sur la défense des libertés de la presse et d’expression. Mais gare à ceux qui prendraient le risque de « ne pas être Charlie »…
Deux cas emblématiques. Le premier : Je suis Charles Enderlin ! L’un de ses reportages, sur des images tournées le 30 septembre 2000, montre la mort d’un garçon palestinien de 12 ans dans les bras de son père. L’enfant est présenté comme ayant été touché par des balles israéliennes. Le reportage a été à l’origine d’une campagne au début de la seconde intifada. L’armée israélienne admet dans un premier temps être responsable de la mort de l’enfant et présente ses excuses, puis affirme ensuite que les tirs ne provenaient pas de la position israélienne. En février 2001, le B’nai B’rith de France porte plainte contre France 2 pour « diffusion d’une fausse nouvelle ayant entraîné un trouble de l’ordre public ». Cette plainte est basée sur l’enquête menée par le réalisateur de documentaires Pierre Rehov. L’affaire est rejetée par le tribunal correctionnel au motif que seul le procureur de la République pouvait l’en saisir. Commence une longue descente aux enfers…
Deuxième cas : Je suis Jacques-Marie Bourget ! Le 21 octobre 2000, armé d’un fusil d’assaut M-16, un tireur israélien répond aux ordres de sa hiérarchie, loge une balle à haute vitesse dans la poitrine de ce journaliste français alors en reportage à Ramallah, en Palestine occupée. Jacques-Marie Bourget, à cet instant envoyé spécial de Paris Match, échappe par miracle à la mort. Le projectile est passé près du cœur avant de s’écraser dans l’omoplate. Cohérentes dans leur choix, celui de détruire cet « homme cible », les autorités israéliennes refusent de relever le blessé, de le soigner. Ce sont les sauveteurs et chirurgiens palestiniens qui opèrent et gardent le journaliste à la vie. Après 48 heures passées à l’hôpital du Croissant-Rouge, l’évacuation du reporter vers Paris par avion spécial est refusée par Israël. Et c’est le président Jacques Chirac qui se met en colère et exige la liberté pour l’envoyé spécial blessé.
Une certaine justice aux ordres
Aujourd’hui, après toutes ces années où les mois de soins et les nouvelles opérations se sont additionnés, notre confrère reste victime d’un handicap évalué à 42 %. Le reporter a déposé une plainte contre X pour « tentative d’assassinat » devant le tribunal de grande instance (TGI) de Paris. Après une longue paresse, la justice envoyait une commission rogatoire internationale en Israël et sollicitait l’application du traité bilatéral d’assistance judiciaire signé en 1959. Puis le silence a recouvert le dossier. Plus de trois années plus tard, le gouvernement de Tel-Aviv répond enfin. Une réplique très curieuse et contradictoire. « L’armée israélienne a fait une enquête sur le cas Bourget. » « Mais elle est frappée du secret. » Pis : « Elle a été perdue. » Pour conclure, les autorités israéliennes précisent : « De toute façon le journaliste a été atteint par un tir palestinien. » Voilà pour la coopération et la cohérence.
Abandonné par l’ensemble des pouvoirs publics français et tous autres syndicats ou ONG du type Reporters sans frontières, notre confrère n’a d’autre choix que de se retourner devant la Commission d’indemnisation des victimes d’infractions. Laquelle est accouplée à un Fonds de garantie qui doit, le cas échéant, indemniser les victimes.
Dans un premier temps – écoutez bien ! – le TGI de Paris déclare que Jacques-Marie Bourget n’est pas une victime puisque son statut est celui d’un soldat… Et les magistrats ajoutent : « Se prononcer sur l’origine de la blessure du journaliste serait s’immiscer dans la politique d’un État étranger et démocratique. » Autrement dit, si un agent israélien a tiré sur le reporter français, c’est qu’il avait de bonnes raisons ! Fermez le ban.
Les sommets de l’indicible !
En appel, les juges du TGI lisent les faits et le droit tout autrement. William Bourdon – l’avocat du reporter – glisse la Convention de Genève et celle d’Athènes sous le nez de la cour : un journaliste en zone de conflit reste un civil qu’il faut protéger, ou pour le moins épargner. Que d’efforts pour atteindre le pic du bon sens ! L’envoyé de Paris Match (abandonné par sa rédaction), est donc une victime qu’il faut indemniser. Patatras, cette décision – qui par sa jurisprudence est une très bonne nouvelle pour tous les « reporters de guerre » – est frappée d’un recours devant la Cour de cassation !
Résumons. Un journaliste français est tiré comme un gibier par un soldat israélien. Personne ne bouge pour demander des comptes à Tel-Aviv, ni pour soutenir le rescapé. Puis, quinze années après le drame, un tribunal reconnaît enfin que l’homme de plume est une « victime ». Très bien ! Et là, subitement un Fonds de garantie, placé sous l’autorité du gouvernement français, conteste cette qualité, à la fois à Jacques-Marie Bourget et, au-delà, à tous les confrères tués ou blessés en « zone de conflit ». On atteint les sommets de l’indicible ! Voilà une histoire bien exemplaire à l’heure même où, selon la doxa, les journalistes doivent être protégés par l’increvable parapluie de « Je suis Charlie ». Finalement, quelle drôle d’idée de notre confrère de s’être fait blesser par un tireur ami de la France et de la démocratie !
Ne parlons pas des réunions consacrées à la Syrie qui donnent la parole à des chercheurs, journalistes et politiques ne bénéficiant pas de l’onction des chiens de garde, annulées au dernier moment, comme ce fut le cas au Mémorial de Caen, à la Sorbonne… Le mois dernier encore, un colloque réunissant des députés de droite et de gauche parlementaires devait se tenir à l’Assemblée nationale. Annulé au dernier moment, il a dû trouver refuge au nouveau Centre culturel russe (dont François Hollande avait boudé l’inauguration il y a quelques mois) ! On pourrait allonger la liste de ces coupures d’électricité au pays des Lumières…
Afrique Asie aussi
Cette machinerie morbide ne procède pas d’un complot central, mais résulte – plus que partout ailleurs en Europe – de l’évolution des modèles économiques des médias français visant, avant tout, une rationalité marchande conforme aux intérêts de l’establishment financier, politique et culturel. Aux dernières nouvelles, Afrique Asie est toujours censuré par la revue de la presse africaine de Radio France Internationale (RFI). Dont acte.
(1) Le Monde libre. Aude Lancelin, Éd. Les Liens qui libèrent, 2016.
(2) Libération, de Sartre à Rothschild, Pierre Rimbert, Éd. Liber-Raisons d’agir, 2005.
(3) Philosophie et philosophie spontanée des savants, Louis Athusser, Éd. Maspero, collection Théories, 1974.
(4) Les Chiens de garde, Paul Nizan, Éd. Rieder, Paris, 1932. Réédition aux Éd. Maspero, 1969.
(5) Les Nouveaux Chiens de garde, Serge Halimi, Éd. Raisons d’Agir, 1997. Ce livre a connu un succès mérité, avec une diffusion dépassant 200 000 exemplaires. Un film du même nom adapté du livre, Les Nouveaux Chiens de garde, réalisé par Gilles Balbastre et Yannick Kergoat, est sorti au cinéma en France en janvier 2012 et a aussi connu un beau succès.