Un quasi-consensus semble aujourd’hui s’être établi autour de l’idée que la monnaie chinoise, le renminbi – communément dénommé par son unité monétaire, le yuan –, serait fortement sous-évaluée. Outre les appels récurrents lancés par les gouvernements des pays occidentaux pour une appréciation de sa valeur sur le marché des changes, des invitations sont formulées de plus en plus ouvertement, y compris à droite, pour son internationalisation, afin d’en faire l’une des monnaies de réserves mondiales. Que peut-il se cacher derrière ces propositions ?
Le yuan est-il sous-évalué ?
L’essor extraordinaire des exportations de marchandises et de capitaux chinois dans le monde passe difficilement inaperçu. Les produits made in China sont partout, et les investissements de la Chine, dans les secteurs productifs et infrastructurels comme dans le système financier, sont une réalité incontournable. Mais ce phénomène, majeur, contribue à cristalliser un point de tension dans les relations économiques internationales. « Le yuan est sous-évalué », lit-on dans maints rapports d’établissements bancaires et de grandes organisations internationales, relayés par les médias dominants. Et, ajoute-t-on, cette sous-évaluation serait à l’origine des déficits commerciaux bilatéraux entre la Chine et la plupart des économies du Nord – États-Unis en tête.
Les estimations généralement admises avancent une sous-évaluation de l’ordre de 15 % à 50 %. De ce fait, les pressions continûment exercées par Washington dans le sens de l’appréciation du yuan face au dollar – aidé en cela par les gouvernements européens – rencontrent, certes, la résistance de Beijing ; mais elles ont tout de même abouti à plusieurs réévaluations de la monnaie chinoise au cours de la décennie passée, la dernière en date étant intervenue en avril 2012, après celle de juillet 2005. Ainsi, entre l’été 2005 (c’est-à-dire depuis que les autorités monétaires chinoises ont décidé de ne plus lier les fluctuations de leur monnaie au dollar) et mars 2012, la valeur du yuan a augmenté de près de 32 % par rapport au dollar. Pourtant, le leitmotiv continue : les produits exportés par la Chine, déjà bon marché du fait de coûts du travail relativement peu élevés, seraient rendus encore plus compétitifs sur le marché mondial par une monnaie artificiellement dépréciée…
Les discussions sur la « juste valeur » d’une monnaie sont très polémiques, surtout quand elles s’articulent sur des prises de décisions politiques d’ordre commercial ou financier. Parmi les différents critères disponibles en la matière, le plus utilisé par les conseillers du gouvernement étasunien est le rapport entre le solde de la balance des paiements courants (c’est-à-dire de la balance commerciale et de celle des invisibles, qui regroupent des postes comme le fret, le tourisme ou les brevets, par exemple) et le produit intérieur brut (ou PIB). Ainsi, le référentiel pour déterminer le taux de change dit d’« équilibre » serait un quotient excédent ou déficit de la balance des comptes courants divisé par un PIB compris entre plus ou moins 3 % ou 4 %.
Or, si nous appliquons ce critère au cas de la Chine, marqué par l’importance des relations bilatérales avec les États-Unis, nous constatons que le ratio chinois est revenu de plus de 10 % en 2007 à moins de 3 % en 2011, et même seulement 1,5 % au premier semestre 2012. Les dernières estimations pour le reste de l’année 2012 s’établissent autour de 3,5 %, laissant à penser que ce critère continuera d’être respecté. La « forte sous-évaluation » du yuan ne sauterait donc pas vraiment aux yeux, dès lors que l’on se réfère à l’un des repères utilisés par l’administration de Washington elle-même.
Cela n’a pourtant pas empêché les États-Unis, en dépit des déséquilibres externes et internes qui caractérisent leur économie, de poursuivre une « guerre des monnaies », en recourant à une dépréciation du dollar sur les marchés des changes, et de chercher à imposer à Beijing les termes de ce qui ressemble fort à une « capitulation » – dont l’une des implications est la dévalorisation des réserves en devises de la Chine, toujours largement détenues en dollars (à plus de 60 %, contre moins de 30 % en euros). Mais pour combien de temps encore ?
Faut-il internationaliser le yuan ?
Depuis l’éclatement de la crise et l’identification de risques systémiques, la question s’est posée de l’opportunité d’une internationalisation du yuan, pour qu’il devienne une monnaie de réserves mondiales. En mars 2012, le Japon – deuxième pays détenteur de bons du Trésor étasuniens, après la Chine – devenait ainsi le premier pays du Nord à se porter acquéreur d’obligations d’État chinoises libellées en yuans.
La convergence vers un objectif de yuan internationalisé exigerait l’adoption de conditions très strictes. Au nombre de celles-ci figure, d’abord, une taille critique à atteindre pour l’économie, en termes de niveau de production intérieure et de puissance d’exportation. C’est le cas aujourd’hui, à l’évidence. Une autre condition est une réorientation des politiques économiques dans un sens permettant de s’assurer de la « confiance » des marchés financiers globalisés, notamment en matière de lutte contre l’inflation, de limitation de l’endettement public et de stabilité du taux de change. Ce critère paraît également être rempli.
Mais ce n’est pas tout. Une exigence sine qua non supplémentaire pour internationaliser la monnaie chinoise serait – combinée à l’essor des Bourses de valeurs –, l’ouverture du compte de capital (des besoins ou capacités de financement du pays) et la flexibilisation du taux de change, ce qui impliquerait une intégration plus poussée des marchés financiers chinois dans le capitalisme mondial. Force est de reconnaître que, malgré l’adoption de mécanismes de marché et l’assouplissement des réglementations de la politique monétaire, les autorités chinoises ont toujours à leur disposition de très puissants instruments de contrôle – à commencer par des banques publiques et des taux d’intérêt administrés.
L’internationalisation du yuan, dont les conditions semblent presque réunies, apporterait des avantages certains à la Chine. Néanmoins, une telle orientation signifierait, à mon avis, une soumission dommageable du pays à la finance mondialement dominante, et donc une perte relative de maîtrise de la politique monétaire. Comment la Chine parviendrait-elle à tirer bénéfice d’un yuan internationalisé sans être contrainte de payer au prix fort le coût qui lui est associé : l’effritement du plein exercice de sa souveraineté nationale et, de fait, l’abandon de la définition d’une stratégie de développement autonome ?
À l’heure présente, les pressions sont fortes, en Chine même, en faveur d’une libéralisation financière prônée par de nombreux économistes et hommes politiques (à Shanghai et ailleurs), mais elles peuvent être atténuées par les discours officiels rassurants sur le contrôle du processus de « réforme » en cours et la nécessité de « modernisation » du système financier. Elles deviennent toutefois préoccupantes lorsqu’elles rejoignent les recommandations dispensées par les experts du FMI ou certains leaders occidentaux – comme l’ex-président de la République française, Nicolas Sarkozy, qui, fin 2011, au sommet du G-20 de Cannes, plaida pour l’adoption du néolibéralisme en Chine et pour l’incorporation du yuan au sein du panier monétaire des droits de tirage spéciaux (DTS) du FMI. Le fait que les dirigeants chinois se montrent en général plus nuancés et prudents sur le sujet indique, au-delà de la « langue de bois », qu’ils sont conscients non seulement des retombées positives, mais aussi et peut-être surtout des dangers qu’impliquerait pour l’avenir du « socialisme de marché » la convergence vers un yuan internationalisé.