Seule une série d’improbables scénarios aurait pu rendre ces ventes possibles…
Par Guy Lamb*
Le 11 mai 2023, l’ambassadeur américain en Afrique du Sud, Reuben Brigety, a affirmé que l’Afrique-du-Sud avait secrètement exporté des armes vers la Russie en décembre 2022. L’annonce a rapidement alimenté la rumeur selon laquelle l’Afrique-du-Sud se rangeait de plus en plus du côté de la Russie en ce qui concerne la guerre menée par Moscou en Ukraine.
Les déclarations de Brigety ont fait la Une des journaux sud-africains et internationaux, notamment le Wall Street Journal, CNN et le Financial Times. Il a affirmé que, sur la base des rapports des services de renseignement américains, des munitions et/ou des armes ont été secrètement chargées sur un cargo russe, le Lady R, à la base navale sud-africaine de Simon’s Town. Le navire avait auparavant été sanctionné par le gouvernement américain.
En réponse, la présidence sud-africaine a nié tout accord du gouvernement concernant un permis d’exportation de telles armes ou munitions vers la Russie et a, également, affirmé qu’aucune mention de permis d’exportation d’armes vers la Russie n’apparaît dans les récents rapports d’exportation d’armes du Comité national de contrôle des armes conventionnelles d’Afrique-du-Sud, à l’exception des rapports annuels sur les exportations d’armes concernant les équipements d’observation électronique.
Néanmoins, le président Cyril Ramaphosa a mis en place une commission d’enquête sur l’incident.
J’ai passé plus de vingt ans à faire des recherches et à travailler avec les gouvernements sur le commerce et le contrôle des armes en Afrique, ainsi qu’en tant qu’enquêteur, sur les trafics d’armes pour le Service des sanctions des Nations Unies.
Je pense qu’une telle transaction aurait nécessité un certain nombre de procédures qui ne semblent pas plausibles. Celles-ci incluent le contournement des procédures de passation des marchés, le contournement de ministres clés, ainsi qu’une corruption à grande échelle et sophistiquée. En outre, comme le montre la base de données du Registre des armes conventionnelles de l’ONU, la Russie a rarement importé des armes sud-africaines.
Le scénario énoncé par l’ambassadeur américain semble donc hautement improbable. Laissez-moi vous expliquer pourquoi.
Importations et exportations
Le ministre sud-africain de la Défense, Thandi Modise, a déclaré que le Lady R a accosté à Simon’s Town en décembre 2022 pour décharger une cargaison de munitions destinées à l’unité des Forces spéciales de la Défense nationale sud-africaine qui avait été commandée avant l’invasion de l’Ukraine par la Russie.
En effet, le rapport sur les importations d’armes de 2019 du Comité de contrôle des armements a enregistré l’accord du permis pour l’importation de cinq millions de cartouches russes en Afrique-du-Sud. La Russie est le deuxième plus grand exportateur d’armes au monde. Ses plus gros clients sont l’Inde, la Chine et l’Égypte. Au fil des ans, même les États-Unis et le Royaume-Uni ont importé des armes de Russie selon le Registre des armes conventionnelles de l’ONU.
Les rapports de l’époque indiquent que des conteneurs ont été déchargés dans le port, puis transportés vers des endroits sécurisés sous haute sécurité. Ces mesures sont conformes à la loi nationale sur le contrôle des armes conventionnelles et étaient sans doute une exigence du certificat du destinataire.
En outre, une telle sécurité a probablement été rendue nécessaire par le vol d’une grande quantité de munitions dans le port de Durban lors des troubles de juillet 2021.
Des vols d’armes ont également été signalés à la base navale de Simon’s Town en 2016.
Une source anonyme au sein de la Marine sud-africaine a rapporté à News24 que la Marine avait été « mise à l’écart » par l’armée lors du déchargement et du chargement du Lady R. Cela était probablement dû au fait que l’armée était mieux équipée et plus expérimentée pour la protection d’un tel cargo.
Accusations américaines d’armes sud-africaines à la Russie
Brigety a affirmé que le gouvernement américain disposait de rapports de renseignement indiquant qu’avant le départ du Lady R de Simon’s Town, des munitions sud-africaines et, peut-être, des armes avaient été chargées sur le navire, puis transportées en Russie.
Cependant, les rapports n’ont pas été rendus publics. Il n’a donc pas été possible de vérifier les informations de manière indépendante. Il n’y a pas non plus eu de commentaire public à ce sujet.
Ceci est d’une importance cruciale étant donné que les rapports de renseignement ne sont pas toujours exacts. Cela a été démontré dans le cas des faux renseignements qui ont conduit à l’invasion américaine de l’Irak en 2003.
De plus, divers récits de témoins oculaires diffèrent sur l’importance de la cargaison du Lady R.
Il n’était pas clair non plus si les conteneurs chargés étaient vides ou s’ils contenaient du fret destiné à d’autres ports. Par exemple, il a été rapporté que le navire a accosté au Mozambique et au Soudan lors de son voyage de retour vers la Russie.
De plus, pourquoi le gouvernement russe transporterait-il des millions de munitions en Afrique-du- Sud, pour en acheter ensuite une grande quantité à ce même pays qui possède une industrie de fabrication d’armes relativement limitée ?
L’Afrique du Sud possède l’une des lois sur l’exportation d’armes les plus complètes en Afrique, loi dont les pierres angulaires sont la transparence et les considérations relatives aux droits de l’homme. Selon l’article 15 de la loi nationale sur le contrôle des armes conventionnelles, les décisions du Comité national de contrôle des armes conventionnelles concernant l’approbation ou le refus des demandes de licence d’exportation d’armes doivent garantir la protection des intérêts nationaux de l’Afrique-du-Sud et de ceux de ses alliés.
Traditionnellement, la Russie pouvait être considérée comme un allié sud-africain en raison de l’accord BRICS. Cependant, les informations faisant état de violations des droits de l’homme perpétrées par la Russie en Ukraine l’emporteraient très probablement sur d’autres considérations en termes d’exportation d’armes par l’Afrique-du-Sud.
En outre, ces décisions ne doivent pas contribuer à :
- la répression interne
- la violation ou la suppression systématique des droits de l’homme et des libertés fondamentales
- le terrorisme et la criminalité
- l’escalade des conflits militaires régionaux
- la mise en danger de la paix.
Toutes les demandes d’exportation d’armes par des exportateurs d’armes sont soigneusement examinées par un comité d’examen et, ensuite, par le Comité national de contrôle des armes conventionnelles. Il est composé d’un large éventail de ministres du Cabinet.
Par conséquent, les décisions liées aux demandes de licence d’exportation prennent souvent un temps excessif. Les rapports annuels sur les exportations d’armes montrent que l’Afrique-du-Sud respecte généralement aux critères de la section 15. Cependant, il y a déjà eu des exportations d’équipements liés à la Défense vers des États qui ne répondent pas à ces critères, dont le Myanmar et l’Arabie saoudite.
Si le Comité de contrôle des armements avait examiné une demande d’exportation d’armes et/ou de munitions vers la Russie, un consensus entre les ministres aurait été nécessaire. Ce qui est probable, car les ministres responsables du Commerce, de l’Industrie et des Finances auraient averti que les exportations d’armes vers la Russie auraient des conséquences désastreuses sur les relations commerciales de l’Afrique-du-Sud avec les États-Unis qui représentent le deuxième marché d’exportation de l’Afrique-du-Sud après la Chine.
De plus, tout le secteur de la Défense en Afrique-du-Sud subirait des conséquences négatives et pourrait même être sanctionné par d’autres gouvernements.
Le diable est dans les rapports de renseignement
Il est toujours possible que des munitions et/ou des armes aient été chargées illégalement sur le Lady R. Mais une telle entreprise aurait nécessité le paiement de pots-de-vin considérables aux fonctionnaires du port et la fabrication de documents d’exportation frauduleux.
En outre, d’importantes transactions illégales d’armes ont généralement lieu via des ports à conteneurs où elles peuvent être plus facilement dissimulées.
Le cœur des allégations de vente d’armes à la Russie se trouve dans les rapports des services de renseignement américains. Il est donc indispensable que ceux-ci soient déclassifiées et remis à la commission d’enquête dès qu’elle entreprendra ses travaux. Ils devraient également être rendus publics.
* Le Dr Guy Lamb est le responsable du programme d’études internationales au sein du département de Sciences politiques de l’Université de Stellenbosch (Afrique-du-Sud). Il est également commissaire auprès de la Commission nationale de planification de haut niveau (Présidence de la République d’Afrique-du-Sud). Entre 2012 et 2020, il a été directeur de l’Initiative sur la sécurité et la violence à l’Université du Cap. Auparavant, il a été chercheur principal à l’Institute for Security Studies (2006-2012) et chercheur principal au Center for Conflict Resolution (2000-2005). Il est membre de la National Research Foundation (NRF) et a entrepris et publié des recherches sur le contrôle des armements, la réduction de la criminalité et de la violence, la sécurité urbaine, la police et les questions de consolidation de la paix en Afrique pendant plus de 25 ans. Il a travaillé avec de nombreux gouvernements et diverses agences des Nations Unies sur les questions de paix et de sécurité.
The Conversation