A la croisée entre Occident et Orient, le pianiste de jazz, Tigran Hamasyan invente un nouveau monde musical, hors norme. Un virtuose, sans frontières, profondément influencé par son arménité qui se produit dans le monde entier, y compris en Turquie. Il vient de sortir For Gyumri, un dernier album, du nom de sa ville natale, où il est retourné vivre.
A l’occasion d’une tournée en Europe, notamment en Grande Bretagne et en Irlande, le pianiste s’est confié sur son inspiration qui va des classiques du jazz à la musique folklorique et religieuse arménienne, en passant par le rock. Plusieurs fois primé, le jeune homme excelle dans la confrontation des univers musicaux et donne à ses compositions la plus grande amplitude possible, tandis que les sons extraits de son piano semblent appartenir à une mémoire dont nous n’avons que l’intuition. En 2015, il a joué en Turquie, à l’occasion de la commémoration des cent ans du génocide arménien.
Laurence D HONDT : Vous avez à 32 ans un parcours de virtuose, hors norme et hors genre. Comment vous êtes-vous construit comme musicien?
Tigran Hamasyan : J’ai senti une passion pour le piano très très jeune. Dès l’âge de trois ans, je connaissais et pouvais accompagner au piano certains morceaux de Led Zeppelin ou de Deep Purple. Mon père était un grand amateur de Led Zeppelin et mes grands parents appréciaient la musique classique et rock. A 7 ans, j’ai découvert le monde du jazz et commencé à improviser. Quand ma famille a déménagé à Yerevan, j’ai découvert les grands noms du jazz: Miles Davis, Thelonious Monk ou Charlie Parker et participé dès l’âge de 12 ans, au premier festival de jazz de Yerevan. Lors du second festival de jazz de Yerevan en 2000, j’ai rencontré le pianiste Stéphane Kochoyan qui m’a invité à plusieurs festivals de jazz en France. J’ai rencontré entre autres, Herbie Hancock.
Vous êtes également passé par les Etats-Unis?
Oui, j’ai entamé des études de musique contemporaine à l’Université de Californie à Los Angeles. C’est à ce moment là que j’ai commencé à m’ouvrir au jazz contemporain et à la musique arménienne. Au fil des années, j’ai joué et composé en solo, tout en participant en parallèle à une formation de musique classique et en sortant plusieurs albums.
Qu’est ce qui caractérise votre style ?
J’ai toujours aimé l’improvisation et à la créativité, ce qui m’a poussé à chercher du côté du jazz. Pendant un certain temps, j’étais un vrai enfant du be-bop, avec pour référence Miles Davis, John Coltrane. Mais j’ai été rattrapé par mon aménité et aussi par une influence rock.
Dans vos albums, notamment An Ancient Observer en 2017 et votre dernier album For Gyumri, l’influence de la musique arménienne est croissante…
L’album, An Ancient observer s’est développé à partir de l’art de l’observation du monde d’aujourd’hui et du poids de l’histoire que nous portons sans vraiment en être conscients. Cet album traduit l’observation des influences variées et des expériences musicales que j’ai faites. Ce que je ressens face au monde contemporain, c’est qu’on détruit une végétation naturelle pour créer un lac artificiel. Mais l’arbre sort la tête de l’eau et continue à pousser. D’une certaine façon, il nargue les hommes en montrant qu’on ne peut pas se débarrasser des racines de la terre, de nos racines. Ce sont ces deux aspects que j’essaie de traduire dans ma musique en associant des mélodies organiques, simples et mélancoliques à des choses plus mathématiques et cérébrales, censées représenter les dérives de ce monde matérialiste. Dans ce cadre, j’ai réalisé que la musique folklorique arménienne avait une profondeur et une amplitude exceptionnelles. Mais il est difficile d’entrer dans un univers en restant superficiel. J’ai tenté d’entrer dedans, tout en y apportant ma créativité, sans l’abîmer. Cela a été un très long parcours.
La musique religieuse arménienne vous a également inspiré. En quoi est-elle différente de la musique folklorique?
Oui, elle est plus structurée, plus académique aussi. Le morceau Mother where are you est inspiré du répertoire chrétien. L’album Luys i Luso a été nourri par la musique sacrée. Je suis allée puisée dans des morceaux qui remontent au 5e siècle.
Est ce que votre aménité vous amène à vous positionner sur le plan politique?
Lors de la commémoration du centenaire du génocide de 1915, j’ai enregistré Luys i luso, avec le Yerevan State Chambre Choir, le principal choeur d’Arménie. L’album est une plongée au cœur de la musique religieuse et classique de mon pays d’origine. Il reprend les hymnes, des sharakans (chants liturgiques arméniens) ou encore des chants de célèbres compositeurs arméniens dont Komitas ou Machtots, en les adaptant pour le piano et le choeur. En 2015, cent ans donc après le génocide, j’ai entamé une longue tournée mondiale, notamment en Turquie. Nous nous sommes produits dans des églises ou des lieux de culte, dans différents endroits où vivait la communauté arménienne avant le génocide de 1915. Cela a été un moment de recueillement intense, un moment d’émotion profond.
Propos recueillis par Laurence D HONDT