L’Institut français d’Alger a organisé le 19 septembre 2015 une conférence-débat sur le thème « Littérature : les limites de la liberté d’écrire », associant Chawki Amari et Kamel Daoud, modérée par le journaliste Nordine Azzouz, directeur de la rédaction du quotidien algérois « Reporters ».
Il est, aujourd’hui, dans l’ordre des choses qu’une institution culturelle étrangère se préoccupe d’une question essentielle, qui ne devrait appartenir qu’aux Algériens, sur leurs propres terres. L’intérêt de ce débat est d’établir à l’intérieur d’une représentation diplomatique (dont la mission est le rayonnement de la culture française en dehors de toute intrusion dans les politiques nationales) un signalement des libertés intellectuelles en Algérie. L’Algérie littéraire est-elle un maillon de la France pour qu’elle vienne y secouer une palabre sensible afin d’édifier tout un chacun ? Est-il imaginable que l’inverse puisse se produire, que Renaud Camus et Éric Zemmour soient invités à un échange d’opinions au Centre culturel algérien, à Paris, sur le sujet préoccupant du « grand remplacement », arbitré par Yves de Kerdrel, directeur de « Valeurs actuelles », devant Son Excellence M. l’ambassadeur d’Algérie et son staff « au complet » ?
Supposons que le lieu du débat et son thème soient légitimes et son urgence signalée. On pouvait s’attendre à une discussion sur les contextes historiques de formation de la littérature algérienne et de la liberté d’écrire qui est liée depuis la colonisation française à son devenir, ce fut, d’après les comptes rendus de presse, un bavardage d’écrivains à la mode. Les invités de l’Institut français font ainsi l’impasse sur le bilan des libertés d’écrivains en Algérie. Était-ce pour eux une ligne rouge ? Oublient-ils les arrangements actuels du pouvoir avec la littérature ? Au-delà de ce que sont leurs choix idéologiques et politiques, auront-ils exprimé leur solidarité à des écrivains qui ont enduré et qui endurent encore des brimades du pouvoir ? Si l’on excepte les turpitudes infligées au romancier Mehdi El Djazaïri (« Poutakhine », 2009) et à l’essayiste Hichem Aboud, en 2013, tous deux poussés durement à l’exil, le second en raison de son activité de journaliste, aucun écrivain algérien ne dort actuellement en prison. Depuis quelques mois, le rapport de force entre gouvernants et écrivains se transforme et la violence de l’État envers la littérature semble contenue. Pourquoi les Français agitent-ils ce thème des limites de la liberté d’écrire dans un climat de recomposition souterraine du pouvoir politique algérien ? L’idée de ce débat algéro-algérien est curieuse dans une enceinte française. C’est bien la France, qui empêche, par tous ses moyens, que se développent des littératures nationales autonomes dans son ancien empire colonial, notamment en Algérie, qui invite à disserter sur la liberté d’écrire alors qu’elle n’a pas renoncé à ses visées néocoloniales ? Ce n’est pas parce que l’Algérie a en commun avec elle l’usage de la langue française qu’elle doit accepter sa mainmise sur son domaine littéraire.
Ce qui n’a pas été discuté à l’Institut français
Ce débat à l’Institut français révèle des attentes, a priori indicibles, en relation avec un impensé néocolonial. J’en note trois, dans la situation algérienne, qui impliquent directement par leur persistance la responsabilité de la France :
1°) La création en France d’une littérature algérienne migrante, superposée à la littérature d’Algérie, intégrée comme une périphérie de la littérature française, selon le mot d’ordre de l’Appel, en 2007, de la « littérature-monde en français », qui continue à vider les anciennes colonies françaises de leurs potentialités littéraires. En littérature, comme en d’autres spécialités, la France sait assimiler les talents (et, aussi, avec le même entrain, les tuer). Exemple récent et caractéristique : le médiologue Régis Debray, membre de l’Académie Goncourt, remettant le prix du premier roman 2015 de cette institution à Kamel Daoud, prenait acte de sa naturalisation dans la littérature française. Combien d’écrivains en herbe, au Maghreb et en Afrique subsaharienne francophone, aspirent à rejoindre cette « littérature-monde en français » au détriment de leurs littératures nationales, demeurées structurellement à l’état rudimentaire, qui tardent, comme celle d’Algérie, à rattraper leur retard institutionnel ? Le phénomène Daoud est inévitablement voué à se reproduire. En parler, ce n’est pas fermer aux éventuels candidats algériens la porte de la France et de sa littérature, matériellement et moralement plus gratifiantes, mais inviter à une prise de conscience. La liberté de faire une carrière littéraire outre-Méditerranée, assumée dans la clarté, que ce soit pour Daoud ou pour tout écrivain algérien qui le souhaite, ne se discute pas : elle ne coûte que le prix d’un visa, d’un passage par la mer ou par les airs de la Méditerranée.
N’est-ce pas Boualem Sansal qui s’est vanté cyniquement, dans un entretien avec l’AFP à l’occasion de la sortie de son dernier roman, de pouvoir émigrer en France à n’importe quel moment ? Cette mentalité détestable de « harrag » de la littérature, encouragée par de tels propos, est malheureusement en passe de devenir le credo de tout Algérien qui sait tenir un stylo et aligner une phrase dans la langue de M. Hugo. Il est assuré que cette propension à la « migritude » (Jacques Chevrier) d’écrivains issus d’anciennes colonies françaises est, le plus souvent, justifiée par des ambitions égoïstes d’accéder à une vie confortable que seul l’Occident peut garantir. Il serait, pourtant, insidieux et malvenu pour ceux qui, en Algérie, s’en réclament, de forger les motivations de cette ambition de carrière littéraire française en s’en prenant de manière délirante au contexte national – certes, assez étroit – qu’il faudrait transformer, plutôt que de fuir, lorsqu’on est de ce pays de malheurs drus, qui a besoin de tous ses enfants pour grandir et en finir avec la dépendance néocoloniale, les dérives du religieux et les systèmes politiques fermés.
2°) L’adoubement d’écrivains algériens par la France. Sur l’Algérie, sur l’Islam, sur le monde arabe, la France (qui a le respect des méthodes coloniales éprouvées) utilise des supplétifs de la plume du cru. Ses institutions médiatique et littéraire exhortent les écrivains algériens à parler et à écrire sans restriction (non pas dans leur pays mais chez elles, car leur vaillance ne saurait excéder les limites des salles de rédactions parisiennes), particulièrement sur – et contre – leur pays ou sur des thèmes complexes comme le rapprochement avec Israël et le sionisme, tant leur présence en dehors d’Algérie recouvre des enjeux plus politico-idéologiques que littéraires. La surenchère devient le moyen le plus sûr de se mettre sous la lumière dans le mythique pays des libertés et des droits de l’Homme. N’est-il pas utile de rappeler que ce n’est pas par la qualité d’écriture et le contenu de son « Meursault », littérairement mimétique et insignifiant, que Daoud a fait le buzz en France et s’est durablement projeté dans son paysage médiatique, mais par cette liberté qu’il s’est donnée, en 2014, de s’asseoir sur le président de la RADP, son équipe et son gouvernement, de vomir Ghaza sous les bombes israéliennes, de vitupérer un Islam et un monde arabe chancelants ? Est-ce le prix à payer par un écrivain algérien pour être accepté en France ? La critique française s’est davantage dévouée au chroniqueur-trublion qu’à l’écrivain et à son œuvre.
Que serait devenu Sansal, dont « 2084. La fin du monde », œuvre de complaisance envers la France traumatisée du 7 janvier 2015, stylistiquement disgracieuse, quasi-illisible, parsemée de vocables intraduisibles, ne surpassera pas sur le registre prophétique et apocalyptique « Soumission » (2015) de Michel Houellebecq, sans les provocations répétées qu’ont constituées son voyage en Israël, en 2012, sa défense de l’État hébreu critiqué par l’Unesco et sa participation outrée au diner du CRIF, conduites dans une logique implacable les années d’après, qui lui ont valu la protection du lobby sioniste du champ littéraire germanopratin ? Ces écrivains se présentent à l’étranger comme opposants au « système » dans leur pays ; s’il n’est pas exclu qu’un écrivain puisse être un politicien, on n’a jamais vu un Daoud ou un Sansal dans les joutes politiques d’Alger. Leur liberté d’Arabes de service, salonards repus caquetant dans les médias français, dans un univers géopolitique révulsant, ne leur a jamais été contestée ; elle est même appuyée par le silence des gouvernants. Sansal en témoigne dans un entretien avec le magazine français « Le Point » (Paris, 13 août 2015), racontant qu’après son séjour en Israël, au printemps 2012, il s’attendait à son retour à Alger à un comité d’accueil musclé à l’aéroport d’Alger. Mais, il n’a eu à se plaindre que des intellectuels qui ne pensent pas comme lui et qui l’écrivent, qu’il voue aux gémonies.
3°) L’encouragement de l’entrisme des écrivains algériens dans la littérature française payé en monnaie de reniements et de manœuvres scélérates. Depuis les années 1960, et l’indépendance de l’Algérie n’y a rien changé, il y a deux pays pour les Algériens qui ne sont pas sortis de l’emprise d’une indigénéité pitoyable : celui où ils naissent et celui qui les légitime, la France, dont ils n’arrivent pas à couper le cordon ombilical, malgré une longue guerre de libération et ses centaines de milliers de morts. La littérature n’y échappe pas. Un exemple ? La colère de Yasmina Khadra, de son nom Mohamed Mouleshoul, commandant à la retraire de l’ANP, pestant contre les académies littéraires parisiennes, qui ne l’ont jamais consacré, est légendaire. À quel titre Khadra se croit-il en droit de morigéner des institutions littéraires françaises et leurs sociétaires s’il n’a pas la conviction chevillée de faire partie pleinement de la France littéraire ? Quelle inconscience pour un militaire de carrière algérien qui a déclaré, en maintes circonstances, avoir défendu son pays les armes à la main, de revendiquer la France, de se mettre quasiment sous les plis de son drapeau et courir indécemment ses prix et ses honneurs ! Pourtant, Khadra-Mouleshoul, pratiquant remarquablement une littérature de kiosque de gare à l’égal du Brésilien Paulo Coelho, qui a des lecteurs dans le monde entier, n’aurait que faire de récompenses françaises, sauf à mousser un ego abyssal.
Mais il y a plus grave. Un écrivain algérien, déjà installé en France ou postulant à une carrière française, sait le poids du lobby littéraire sioniste sur une destinée littéraire dans ce pays, et le dernier d’entre eux, Kamel Daoud, a bien appris la leçon qui s’entendait à marquer son indifférence aux Palestiniens de Ghaza, mourant, l’été 2014, sous les bombes israéliennes et à dénoncer l’inanité du Livre des Musulmans. Propos bien reçus dont l’Occident se délecte dans ses médias, leur auteur ne tardait pas à être cornaqué par Pierre Assouline, membre de l’Académie Goncourt et membre de premier plan du lobby sioniste littéraire parisien, avec les résultats que l’on sait (prix littéraires, articles et entretiens dans les médias, commandes d’articles pour les magazines parisiens, adaptations et rééditions d’œuvres, participations à des manifestations culturelles en France, etc.). L’élite médiatique et littéraire française peut être généreuse envers ses élèves serviles des anciennes colonies, qui suent l’indigénisme de tous leurs pores. Si Daoud et Sansal, qui tapent furieusement sur leur pays pour le discréditer auprès des nations d’Occident, se sont acoquinés avec le lobby littéraire sioniste parisien, distribuant des gages tous azimuts pour aller aux consécrations françaises, comme si c’était la finalité de toute littérature, l’ambition de l’écrivain français d’origine maroco-algérienne Anouar Benmalek, qui se sustente à la sainte mamelle de l’État algérien et ne dédaigne pas ses agapes politico-littéraires, est simplement, en 2015, d’écrire un roman sur la Shoah, pour donner des couleurs à une carrière terne. Cette séduction de l’État sioniste et de ses ligues médiatique et littéraire frise l’absurde.
Il n’y a pas mille explications à ce tropisme israélien et à l’émergence d’écrivains algériens, mercenaires du sionisme international qui n’ont de conviction que pour leur carrière. Sansal n’aime Israël, assassin d’enfants palestiniens, que parce qu’il représente concrètement le chemin le plus court vers le Goncourt ; petit faiseur de la littérature, il consent à payer de sa personne ce choix, en assumant tous les risques pour y parvenir, abîmé par cette folie extrême. Cette liberté de faire allégeance à Israël, à l’extrême droite en France, aux revanchards de l’Algérie française, à d’incroyables clientèles radicales dans le lectorat d’Occident et à une presse d’Europe, toujours prompte à agiter l’épouvantail algérien, est aussi celle qu’exigent des écrivains, artistes, cinéastes, journalistes, agents de la normalisation avec Israël, pactisant avec l’Occident islamophobe, qui, malheureusement, n’a rien à voir avec la liberté de création, se situe dans les marges de la littérature et de l’art et cache mal la médiocrité d’auteurs-imitateurs, dans leur quête indigne de récompenses, qui s’inclinent bassement devant la main qui les prodigue.
Ce n’est pas une présomption : ceux qui sont devenus des grands écrivains de l’humanité ont écrit dans leur pays pour leur peuple et pour sa littérature. Est-ce une fatalité que les écrivains algériens ne renforcent pas leur littérature dans leur propre pays ? Dans les années 1950-1960, et au-delà, des écrivains algériens ont fait de la France, faute de maison d’éditions locales pour accueillir leurs œuvres, un choix par défaut, qui ne compromettait pas leur appartenance à une littérature nationale (de langue française) en formation. Est-ce maintenant le cas ? La pressante perspective de la littérature algérienne, notamment pour bon nombre de ses auteurs de langue française, est cet irrépressible désir d’ailleurs, précisément de France. L’Algérie doit se convaincre que cette littérature hors-sol d’écrivains migrants, mus par la course aux prix littéraires français et par leur commerce frelaté d’abdications, n’est pas la sienne et ne peut la représenter.
La seule liberté qui compte
La posture victimaire sied-elle à Kamel Daoud dans ce débat de l’Institut français ? Il reconnaît ainsi qu’il ressent une pression extérieure et ne peut plus parler : « J’ai tendance à faire attention à ce que je dis et à ma parole publique. C’est traumatisant de réfléchir au moindre mot qu’on prononce, mais c’est ainsi. Je sens en moi un changement. » (« Reporters », 20 septembre 2015). Et, aussi, écrire : « J’ai peur, j’ai un regard au-delà de l’épaule, je n’arrive plus à écrire librement » (« L’Expression », art. cit.). Extension d’une angoisse orwellienne ? Ce malaise ne vient-il pas davantage de son activisme dans les médias français, de ses discours à l’emporte-pièce sur son pays, sur l’Islam, sur le monde arabe, que de sa littérature ? Personne, en Algérie, n’a reproché à Daoud d’avoir écrit, en 2013, « Meursault, contre-enquête », récit de commande et de circonstance des éditions barzakh célébrant le centenaire de la naissance de l’écrivain colonial Albert Camus, réécrit, en 2014 en France, pour le compte des éditions Actes Sud (Arles) sous l’influence, entre autres, des héritiers de l’auteur de « L’Étranger ». Ce n’est pas le contenu de ce texte qui a été relevé, discuté et controversé mais les gesticulations de son auteur, entrant dans une logique marchande de l’industrie du livre en Occident, menant une campagne de promotion échevelée, allant jusqu’à inventer une vraie fausse fetwa d’un prêcheur cathodique foldingue. « Meursault » n’est pas un grand texte de la littérature mondiale. Il a été artificieusement promu par la France et ses institutions littéraire et médiatique pour des raisons extra-littéraires et il sera vite oublié. Si Daoud, désormais les deux pieds dans la littérature de France, se sent dans une sorte de cul-de-sac, c’est parce qu’il ne peut plus faire de surenchère ; il n’a plus rien à offrir à ses garants. Souhaitons-lui, toutefois, d’y réussir sans tapage en signant de grandes œuvres pour le « Trésor de la littérature française ».
Il reste aux Algériens à surmonter les divisions entretenues par la France dans leur littérature de langue française. Il y a, présentement, deux littératures dites algériennes dans cette langue : l’une en Algérie, minorée, qui doit s’affirmer dans ses sources historiques : c’est en Algérie qu’est née l’écriture des Indigènes en langue française, souvent portée contre le colonialisme français criminel et prédateur ; l’autre en France, de création récente, qui apparaît aux yeux de nombreux Algériens qui n’ont de confiance que pour ce qui est intronisé par l’étranger (spécialement la France) comme la plus légitime, met en cause une identité juridique et territoriale inséparable de toute littérature. Ses adeptes, Français d’origine algérienne, binationaux, nés de couples mixtes ou assimilés, le vent en poupe, veulent pour effacer cette ambigüité soutenir à l’instar d’un Abdelkader Djemaï, la thèse ridicule qu’un écrivain n’a pas de nationalité. Et, comme le proclame Daoud, « la terre n’a pas de nationalité ». N’est-il pas surprenant que ces écrivains zélateurs de la globalisation littéraire sont originaires d’un tiers-monde dont ils cherchent éperdument à s’affranchir pour se placer sous la bannière de littératures d’Occident ? Cependant, l’État-nation, qu’ils veulent abolir dans leurs contrées, n’est-il pas l’insurmontable règle en Occident ? Tous les écrivains du monde répondent de leur nationalité et ceux d’Algérie seraient condamnés à être coincés dans une sorte de non lieu de la dépendance néocoloniale française, effaçant l’histoire et la mémoire de leur terre dénationalisée ? L’entreprise de déterritorialisation de la littérature algérienne de langue française est bien partie. Elle rassemble déjà ses fervents soutiens : écrivains, éditeurs, journalistes, critiques littéraires et enseignants universitaires, montant au créneau pour sa défense et illustration.
L’Université française poursuit depuis bien longtemps cet enclavement des littératures de langue française dans le monde dans ses sections d’études francophones. Les littératures des anciennes colonies françaises n’ont pas d’autres horizons que d’être des littératures scindées. Partout, comme en Algérie, un pays pour deux littératures écrites en français. La France est responsable de cette confusion qu’il faut considérer comme un legs malheureux de la colonisation aux effets toujours pernicieux. Libre à elle garder les cohortes d’écrivains, naturalisés et assimilés, et leur littérature, qui n’existent que pour ses compétitions et ses certifications. Comment peut-elle recruter des écrivains algériens pour faire carrière dans sa littérature et les engager à tourner le dos à leur pays ? Si la France littéraire a phagocyté la Belgique et la Suisse francophones, elle n’y arrivera pas avec le pays qui lui a opposé une guerre ruineuse de sept ans pour sa libération.
Rien n’est à renier dans l’histoire de la littérature algérienne et de ses écrivains : ni les prisons coloniales françaises d’hier et algériennes d’aujourd’hui, ni les exils nombreux, ni les interdictions décrétées ni les autodafés, ni les morts violentes d’écrivains tous genres confondus, qui dressent son champ de martyrs. Elle continue son itinéraire dans le souvenir de ses disparus et dans la vivacité de ses nouvelles générations. Cette littérature de toutes les souffrances, qui a illuminé par ses œuvres un pays, a été et reste à l’épreuve de pouvoirs iniques et elle n’a pas failli ; elle mérite son long parcours dans des décennies inépuisables et ses mots dans la douleur d’un peuple aux sources inaltérables. L’Algérie littéraire ne sera jamais une périphérie de la littérature française.
Dans le débat de l’Institut français sur « les limites de la liberté d’écrire », l’écrivain Chawki Amari, lucide, a-t-il pris la mesure de l’inconfortable posture du débatteur et de l’inconséquence de cette rencontre d’Algériens lorsqu’il martèle dans la singulière langue du chroniqueur une vérité symptomatique : « On écrit en français, on s’exprime en français, à l’Institut français, on fait une conférence, pas à Paris mais à Alger : on est des pieds-noirs !!!! » (L’Expression [Alger], 21 septembre 2015) ? Manière extrême de décaler le débat, d’y nourrir une forme d’autodérision identitaire ? Ce qui est fondamental, ce qui requiert la mobilisation de tous ceux qui militent pour un avenir algérien de la littérature algérienne, c’est la marche – encore contrariée – vers une totale autonomie de la littérature algérienne (de langue française), qui ne peut se résoudre à n’être qu’un greffon de la France littéraire. Comment expliquer qu’en cinquante-trois années d’indépendance, il n’existe toujours pas dans notre pays d’institutions littéraires fortes pour faire exister une littérature nationale ? Les Algériens doivent trouver la faculté de faire vivre leur littérature dans leur pays, dans toutes leurs langues d’usage, de la sanctuariser en rendant possibles les compétitions et consécrations d’auteurs et les évolutions du « littéraire ». Il serait juste d’attendre que ses écrivains, qui ont choisi d’écrire en langue française, puissent défendre leur liberté de créateurs attachés à leur pays et à sa littérature. Et cette liberté, seule, devrait compter, lorsque celles de penser, d’écrire, de publier appellent à un combat de tous les jours, de tous les instants. Commençons par décoloniser la littérature algérienne (de langue française)
Abdellali Merdaci : professeur de l’enseignement supérieur. Écrivain-universitaire. A publié Engagements. Une critique au quotidien (Constantine, Médersa, 2013). Éditeur des romanciers-feuilletonistes Omar Samar (1893-1895) et Ahmed Bouri (1912).