Un visiteur du Sultanat d’Oman, en pleine saison touristique, ne peut qu’être frappé par les manifestations populaires festives quotidiennes à l’occasion de la fête nationale du pays. Une fête quelque peu ternie cette année, et cela pour la première fois depuis 43 ans, par l’absence du Sultan Qabous, le père de la nation, qui se trouve en Allemagne pour des raisons médicales.
Pour manifester leur reconnaissance à leur souverain, les Omanais, jeunes et moins jeunes, défilent dans toutes les provinces (wilayat) du royaume. Ils prient pour son retour rapide au pays. Son apparition à la télévision, deux semaines auparavant, les avait rassurés et a coupé court aux rumeurs alarmistes. Dans son intervention télévisuelle, le sultan a réitéré, d’une voix ferme, sa confiance en la solidité des institutions de l’État, notamment les forces armées. Il compte sur cette génération plurielle qu’il a su souder autour d’un programme commun, qui a œuvré avec lui, durant près de quatre décennies et demie, afin de construire un « nouveau contrat social ». Il parie également sur la nouvelle génération pour aller de l’avant, nonobstant un contexte régional exacerbé et une conjoncture économique difficile.
Un chauffeur omanais nous disait que la sagesse du sultan Qabous et son charisme ont été les vecteurs essentiels pour fédérer rapidement autour de la famille régnante Al-Saïd, la majorité écrasante des chefs des tribus et les hommes d’affaires du pays. La classe moyenne a également été bien servie par les différentes politiques de développement durable, et à travers l’accession des filles, à l’échelle nationale, à l’enseignement et aux postes de responsabilité dans les deux secteurs public et privé.
D’autres espèrent que le successeur du souverain actuel suive la voie tracée par le Sultan Qabous qui a permis au pays d’accumuler les acquis, de se reconstruire pierre par pierre dans la sérénité et la concertation.
Malgré sa maladie, il continue à gérer à distance les affaires du pays à travers les décrets et les directives qu’il promulgue avec régularité. Il reçoit des visiteurs venus de Mascate et ailleurs et déploie son énergie pour réaffirmer discrètement ses idées qui ont façonné ce « modèle omanais ».
Un souverain éclairé
Car ce souverain éclairé prône inlassablement l’apaisement, la résolution des conflits par le dialogue entre les protagonistes et la recherche d’une porte de sortie honorable pour tous, indépendamment des clivages et des obstacles. Pour preuve, son engagement actif mais discret dans l’organisation dans son pays, de rencontres entre délégations américaine, iranienne et autres, afin de les aider à trouver un consensus autour du dossier nucléaire iranien.
Le dialogue représente le pilier essentiel de sa « doctrine » qui pourrait être qualifiée de « troisième voie », loin de la bipolarisation et de la diabolisation prônée par certains acteurs régionaux et internationaux. Le bon sens, l’équité et la justice sont trois éléments constitutifs de cette « voie », selon un décret du Sultan émis en 1996. La modernisation des structures de l’État va de pair avec celle de la modernisation globale du concept de la citoyenneté, la justice et la tolérance.
Historiquement, cette doctrine puise son essence lointaine de la tradition ibadite, qui prône le rapprochement et le dialogue entre toutes les branches de l’Islam et la prévalence de la « real politik », au sens noble du terme. Ainsi nous comprenons davantage l’orientation stratégique du Sultanat basée sur la « distanciation positive », à l’image du non-alignement, qui mène à bâtir des ponts et des passerelles entre les protagonistes, au moment où l’Arabie saoudite et l’Iran (avec leurs alliés respectifs) prônent et s’engagent dans une logique de confrontation ouverte.
Le souverain a donné l’exemple à ses citoyens en priant dans des mosquées sunnites, chiites et ibadites. Ces lieux de prière sont devenus « mixtes » et ouverts à tous sans distinction. Il a offert également des portions de terre aux Chrétiens, aux Bouddhistes et aux différentes religions, pour construire leurs temples et églises. Il a même offert des orgues aux églises du pays.
Pour l’inter-culturalité
Dans cet esprit, Mascate a accueilli, au siège du Conseil de l’État et sous le haut patronage de son Président Dr. Yahya Al-Manthri, du 23 au 25 novembre 2014, la vingt-huitième conférence de l’Académie de la latinité, que préside Federico Mayor, l’ancien directeur général de l’Unesco. Cette académie basée à Rio de Janeiro regroupe plusieurs figures culturelles mondialement reconnues telles Maurice Druon, Gianni Vattimo, Candido Mendes, Carlos Fuentes, José Saramago, Marc Fumaroli, Edgar Morin, Gabriel Garcia Marquez (décédé depuis), Hélène Carrère d’Encausse…
« Les valeurs communes dans un monde multiculturel » ont été abordées sous plusieurs angles, durant trois jours, par une trentaine de penseurs et de chercheurs venus de tous les continents. En diapason avec le thème débattu, les autorités omanaises, ont suivi de près ce grand événement. On peut citer parmi elles le Président du « Majlès al-Dawla » (le Sénat), le ministre des Affaires étrangères Youssef Bin Alawi, le ministre de l’information Dr. Abdelmonim Al-Housni, le ministre des Awqaf al-cheikh Abdallah Al-Salimi, le conseiller du sultan M. Abdelaziz Al-Rawass et d’autres hauts responsables. Les participants ont été reçus par la suite par le vice-premier ministre Fahd Bin Mahmoud Al-Saïd.
Après un mot introductif du secrétaire général de l’Académie de la latinité M. Candido Mendes, du philosophe Gianni Vattimo, du haut représentant de l’ONU pour l’alliance des civilisations Nasser Abdel Aziz Al-Nasser, le ministre omanais des Awqaf et les affaires religieuses Al-cheikh Abdallah Al-Salimi a énuméré trois raisons pour accueillir cette conférence :
Cette académie est un canal approprié pour l’instauration d’une nouvelle relation entre l’Amérique Latine et le monde arabe, le Golfe et Oman.
Le rôle pionnier que joue le sultanat en matière de promotion des valeurs de l’intercommunication, l’accord mutuel et la paix dans la région et le monde entier.
La situation tendue de notre région a mené, entre autres, à la transformation de l’Islam en un problème mondial.
Le ministre Al-Salimi a évoqué les quatre étapes qu’ont connues les dialogues entre les représentants des principales religions au sujet de la Déclaration universelle des droits de l’homme.
Dans une première étape, les principales églises évangéliques occidentales ont invité les musulmans au Moyen-Orient en particulier, à établir une “Union des Croyants” dans le but de faire contrepoids au communisme.
Il a décrit « l’attitude de la plupart des institutions religieuses musulmanes qui se résumait aux propos suivants “oui, mais…” à savoir, oui au fait que nous sommes des croyants tout comme vous ; mais nos priorités sont différentes des vôtres là où il s’agit de menaces. Nous ne considérons pas l’Union Soviétique ou l’idéologie communiste comme une source de menace. La menace vient plutôt de l’occupation de Palestine et du soutien fourni par le bloc occidental et du bloc oriental. »
Éloge du dialogue et de la différence
D’après lui, « la deuxième étape du dialogue – ou la tentative d’établir des relations basées davantage sur la cordialité et la coopération entre les musulmans et les chrétiens – s’est avérée plus prometteuse et efficace. En effet, l’église catholique a joué un rôle précurseur avec la tenue du Concile Vatican II (1962-1965), qui a appelé à encourager les relations amicales avec les juifs et les musulmans en partant de l’unité des religions abrahamiques ».
Le ministre du culte omanais reconnaît que « Si l’aspect positif de l’appel adressé par le Vatican en vue de forger un partenariat abrahamique s’est principalement manifesté par son renoncement à la confrontation historique en faveur du dialogue, il n’en demeure pas moins que cela a créé un défi pour les musulmans : d’abord, ils devraient s’apprêter à assumer leur rôle en tant que partenaires, ensuite ils devraient à leur tour mettre en avant une initiative similaire ou pousser plus loin le processus, tout en abandonnant les animosités du passé ».
Al-Salimi loue le rôle joué par le penseur catholique Hans Küng, durant la troisième étape, qui a affirmé en 1991 que « l’instauration de la paix mondiale exigeait une paix entre les religions, cependant, cette dernière ne saurait être possible que par un “rassemblement” de leurs principaux systèmes éthiques ».
Il considère que cette initiative est prometteuse, « Étant donné que la mémoire des musulmans ne recèle pas de conflits amers avec les religions asiatiques, l’élargissement de nos horizons grâce à cette initiative fournirait l’opportunité de contrer la montée actuelle du fondamentalisme au sein de l’islam ; un fondamentalisme qui transforme la religion en une série de rituels tout en portant atteinte aux vraies valeurs de la religion. De plus, le pire aspect de ces conflits se traduit par le rejet de tout élément commun qui puisse être partagé avec les autres religions et le monde entier ».
Le ministre du culte insiste sur le fait que « l’expérience d’Oman – tant du point de vue religieux qu’ethnique – a été une expérience pluraliste, et la Renaissance du pays au cours du règne de Sa Majesté le Sultan y a ajouté plusieurs nouvelles dimensions prometteuses… ». Durant la quatrième étape, nos sociétés et les pays arabes ont connu deux nouvelles secousses : celle produite par les mouvements pour le changement et l’autre résultant de la montée de ce qui est connu sous le nom d’Islam politique et du djihadisme. Cependant, grâce à sa politique de pluralisme, de coexistence – ou ce que nous appelons al ‘aish al mushtarak ou le vivre ensemble – et de développement sain, le Sultanat d’Oman a pu faire face aux mouvements et bouleversements qui ont embrasé plusieurs États voisins »
Il concède que « nous avons rencontré nombre de problèmes en raison de certaines attitudes religieuses enracinées dans notre société arabe. L’islam politique et le djihadisme sont parmi les manifestations les plus évidentes. Nous reconnaissons tous que les causes de l’extrémisme dont certains d’entre nous souffrent, peuvent être attribuées à la politique religieuse adoptée par les pays arabes, tandis que d’autres causes peuvent être attribuées aux relations régionales et à la politique internationale ».
Nonobstant la montée du fondamentalisme et les doutes de beaucoup sur les valeurs communes, le ministre Al-Salimi croit que « les idées et les politiques visant à promouvoir l’ouverture, la compréhension mutuelle et la reconnaissance n’ont pas échoué et qu’il n’est pas possible pour les deux parties – nous ou toute autre partie – de les renier. Nous sommes une partie de ce monde et nous n’avons aucune raison soit de l’intimider soit de le craindre. Ce que nous voulons est d’y jouer un rôle efficace ».
Il explique l’apport des Omanais qui ont vécu et travaillé, pendant des siècles, aux côtés d’autres peuples dans l’océan Indien et la mer de Chine, « comme d’autres peuples sur les côtes de l’océan et dans l’arrière-pays, ils ont aussi souffert de l’impérialisme. En outre, la vie des nations ne peut être mesurée en années, voire en siècles ».
Le ministre des Waqf omanais appelle à une réforme urgente. « Je crois que le fondamentalisme peut être affronté efficacement par des institutions religieuses fortes qui tiennent à leurs fonctions propres et reconnues. Elles devraient être en mesure d’empêcher la religion d’être utilisée pour attiser la haine et le fanatisme comme un moyen de gagner en popularité de manière rapide. La réforme religieuse – tout comme la réforme politique – est un processus complexe qui nécessite un contrat social qui peut être ajusté selon les circonstances ».
Ce contrat social omanais est expliqué par le rédacteur en chef de la revue « Al-Tafahoum », Dr. Abdulrahman Al-Salimi sous l’angle de la culture de coexistence et du pluralisme. Il se fonde sur les œuvres du courant réformiste du XIXe et XXe siècles tels Nouriddin Al-Salimi, Mohammad Abdo, Al-Taher Bin Achour et Allal Al-Fassi etc. Il considère que le chemin tracé par ces penseurs musulmans éclairés mérite d’être mis en valeur actuellement.
Deux causes d’après lui sont à l’origine des conflits qui agitent plusieurs pays arabes et islamiques : l’incapacité à gérer les différences au sein même de la nouvelle culture sociale, et l’impuissance à fonder des systèmes politiques où la raison d’État et celui du pouvoir fonctionnent en harmonie.
Oman : de l’Imamat à l’État citoyen moderne
D’après lui, l’entité omanaise historique a connu une évolution progressive tendant vers le modèle de l’État national ouvert, en assimilant la tradition et la modernité. Ainsi les structures sont passées de l’Imamat et la royauté vers l’État central moderne, c’est-à-dire l’État de la citoyenneté qui n’est pas de nature assimilatrice, ni au nom du nationalisme ni au nom de la religion. Ce qui a facilité cette évolution c’est la diversité ethnique de la société omanaise. Les citoyens vivent depuis des siècles dans un pluralisme religieux et ethnique sans discrimination depuis la création de l’empire omanais. Les politiques de développement et de paix sociale basées sur la citoyenneté, le respect de la loi et des libertés, menées par le sultan Qabous depuis 44 ans, ont permis de forger une société omanaise solidaire, tolérante et ouverte. Ce qui a préservé ce pays de « l’automne arabe » ces quatre dernières années. Ainsi la seule sortie de la crise actuelle dans les pays arabes et islamiques est celle d’un État national fort, ouvert, pluriel et démocratique à l’image de l’expérience omanaise.
Trois jours de débat à Mascate autour du vivre en commun avec le respect du pluralisme font rêver plus d’un, dans un contexte régional et international très tendu qui ressemble au retour de la « guerre froide ».
Georges Sassine est vice-président du Cercle des journalistes euro-arabes à Paris.