La guerre en Syrie arrive à un tournant avec l’opération militaire turque dans la ville de Syrie d’Afrin démarrée samedi dernier. Le président Recep Erdogan a annoncé qu’une opération terrestre a été lancée conjointement à des frappes aériennes. Il a ajouté qu’une opération contre la ville de Manbij, à quelques kilomètres à l’est, suivra.
Afrin et Manbij sont présentement contrôlées par des forces syriennes kurdes alignées avec les USA. Les États-Unis, qui ont établi cinq bases militaires au nord de la Syrie dans les territoires contrôlés par la milice kurde, ont directement soutenu l’occupation de Manbij par la milice kurde en 2016. Ainsi, l’opération turque revient à un défi ouvert aux USA. De façon répétée, Washington avait déconseillé à Ankara toute action militaire contre les Kurdes.
Mais ce qui s’est avéré décisif, en fin de compte, semble avoir été l’annonce américaine de la création d’une force armée kurde de 30 000 combattants dans le nord de la Syrie, dans l’intention transparente d’en faire une force par procuration. Erdogan pense que les USA avancent dans leur projet de création d’une enclave kurde dans le nord de la Syrie, le long de la frontière turque, à utiliser comme avant-poste pour des opérations ultérieures en Syrie et en Irak. Bien sûr, cette enclave kurde deviendrait rapidement une menace envers la sécurité nationale de la Turquie, parce qu’elle donnerait un coup de fouet aux aspirations des séparatistes kurdes de Turquie. A plusieurs reprises, Erdogan a supplié Washington de ne pas s’aligner avec les Kurdes, sans arriver à se faire entendre. Il a donc décidé de prendre le taureau par les cornes.
Ce développement peut aboutir à une confrontation entre les USA et la Turquie. Le porte-parole de la Maison-Blanche avait explicitement appelé la Turquie, jeudi dernier, à ne pas entreprendre d’opération militaire. Le Secrétaire d’État Rex Tillerson avait appelé son homologue turc Mevlut Cavusoglu samedi dernier, alors que l’opération militaire était imminente.
Les positions de l’Iran et de la Russie vont être cruciales. L’Iran partage les inquiétudes de la Turquie sur l’alliance des USA avec les Kurdes, qui ont également des liens avec Israël [et l’Arabie Saoudite, NdT], et la possibilité de l’implantation d’un Kurdistan dans la région. De sorte que, bien que l’Iran puisse exprimer des réserves sur l’opération turque (qui représente une violation de la souveraineté syrienne), il est improbable qu’il s’y oppose activement.
L’Iran se concentre davantage sur les opérations du gouvernement syrien dans la province du nord-ouest d’Idlib, qui est immensément stratégique de par sa côte méditerranéenne. La Russie se concentre aussi sur les opérations à Idlib, qui est adjacente à la province de Lattaquié (également située le long de la Méditerranée) où les bases respectivement navale et aérienne de Tartous et Hmeimim sont situées.
Il est concevable que, par accord tacite, la Turquie ne s’oppose pas (sauf, bien sûr verbalement) aux opérations syriennes (accompagnées par la Russie et les milices soutenues par l’Iran) contre les affiliés d’Al-Qaïda présents à Idlib et à la sécurisation de cette grande province par la Syrie. Les médias iraniens ont rapporté que les forces armées syriennes avaient repris la base aérienne stratégique d’Abu al-Dhohour, au sud-est d’Idlib, au Front Al-Nosra (un affilié d’Al-Qaïda) samedi dernier.
Quant à la réaction russe, significativement, Erdogan a dépêché son chef d’État-major, le général Hulusi Akar et le chef des services de renseignements turc Hakan Fidan à Moscou pour y rencontrer le chef d’État-major des forces armées russes Valery Gerasimov et les chefs des renseignements russes. De toute évidence, l’opération militaire turque a demandé un haut degré de coordination entre Moscou et Ankara. Moscou a exprimé ses inquiétudes à propos des opérations de la Turquie et l’a invitée à la modération, mais parallèlement, elle a évacué son personnel d’Afrin juste avant l’invasion turque.
Il n’y a pas l’ombre d’une raison pour que Moscou vienne en aide aux USA. Pas dans l’ambiance actuelle de retour de la Guerre froide. Le ministre russe des Affaires étrangères Sergueï Lavrov a frappé fort, vendredi dernier, en accusant les USA de balkaniser la Syrie. Il a dit cela au cours d’une conférence de presse dans le quartier général de l’ONU, à New York. Pour citer Lavrov, « Les USA ont établi des corps gouvernementaux alternatifs dans des grandes parties de la Syrie, ce qui est contraire à leurs affirmations sur l’intégrité territoriale de la Syrie, à laquelle ils se sont engagés, notamment devant le Conseil de sécurité. Nous sommes inquiets à ce propos. »
Le 15 janvier, au cours d’une conférence de presse à Moscou, Lavrov a parlé très clairement :
« Nous pouvons voir les aspirations, non pas à régler le conflit (syrien) aussi vite que possible, mais à assister ceux qui voudraient lancer des actions pratiques visant à un changement de régime… Les actions, nous pouvons le voir aujourd’hui, démontrent que les USA ne veulent pas d’une Syrie territorialement préservée. Hier encore, nous avons eu vent d’une nouvelle initiative des USA visant à aider les soi-disant forces démocratiques syriennes à établir une sorte de zone de sécurité à la frontière. En fait, cela signifie la séparation d’un vaste territoire le long de la frontière avec la Turquie et l’Irak. »
Que va-t-il se passer ? A mon sens, la Russie et l’Iran se contenteront de regarder Erdogan attaquer les principales forces par procuration des USA (les milices kurdes) au nord de la Syrie. De fait, ils n’ont rien à perdre si un conflit éclate entre les USA et la Turquie, deux grandes puissances de l’OTAN. D’un autre côté, si la Turquie arrive à vaincre la milice kurde, les USA n’auront pas d’autre option que d’évacuer le nord de la Syrie, ce qui sera également à l’avantage de la Russie et de l’Iran. Pour le dire plus succinctement, l’administration Trump a eu les yeux plus gros que le ventre avec sa décision malavisée de garder des forces armées indéfiniment en Syrie « pour contrer Assad, l’Iran ». Téhéran sait pertinemment que si les USA sont forcés de se retirer de Syrie, le projet américano-israélien contre l’Iran deviendra la risée du Moyen-Orient.
Les semaines à venir vont être cruciales. Si les USA semblent passifs pendant que la Turquie écrase ses alliés en Syrie, ce sera une formidable perte de face pour l’administration Trump dans la région. Pendant ce temps, la Turquie coopère activement avec la Russie dans les préparations d’un dialogue national syrien (du gouvernement et des représentants de l’opposition) à Sotchi les 29 et 30 janvier. La Russie a aujourd’hui une nouvelle chance d’accélérer le règlement de la question syrienne.
M.K. Bhadrakumar a travaillé au sein du corps diplomatique indien pendant 29 ans. Il a été ambassadeur de l’Inde en Ouzbékistan (1995-1998) et en Turquie (1998-2001). Il tient le blog Indian Punchline et contribue régulièrement aux colonnes d’Asia Times depuis 2001.
Traduction Entelekheia
[MAJ d’Entelekheia] Via Zerohedge : Hier, le Département d’État des USA a déclaré être « très inquiet de la situation dans le nord-est de la Syrie, surtout au regard du sort des civils innocents qui font désormais face à une escalade des combats. Nous continuons à soutenir les efforts légitimes de la Turquie, un allié de l’OTAN et un partenaire critique dans la lutte contre Daech, pour assurer sa sécurité. Malgré tout, nous invitons la Turquie à faire preuve de retenue et à s’assurer que ses opérations militaires demeurent limitées dans le temps et l’envergure, et épargnent scrupuleusement les civils ». Traduction : il semble donc que les USA, soit aient décidés de trahir leurs alliés kurdes au nom de la préservation de l’OTAN (et de leur accès à la base aérienne turque d’Incirlik, d’où ils mènent nombre de leurs opérations de bombardements au Moyen-Orient), soit souhaitent se donner le temps de réfléchir à une stratégie. Mais laquelle ?
Pour sa part, Erdogan a accusé les USA d’avoir fourni des tonnes d’armes aux milices kurdes de l’YPG.
Article reproductible en citant les sources, Indian Punchline et Entelekheia.fr pour la version française