L’éditorial de l’Observatoire géostratégique Proche et Moyen-Orient.ch
« Oyez, oyez, Gentes Dames et Nobles Damoiseaux », le Dieu Jupiter a menacé de ses foudres le vilain Bachar Al-Assad devant un parterre trié sur le volet au sein de la presse présidentielle au Grand Palais en ce 13 février de l’an de grâce 2018. Que déclare notre nouveau Vulcain (dieu romain du feu, des volcans et patron des forgerons) à cette docte assemblée ? Emmanuel Macron fixe une ligne rouge dans le dossier syrien. Si la France « a des preuves avérées que des armes chimiques proscrites sont utilisées contre les civils » en Syrie par le régime, « nous frapperons », a réaffirmé mardi le chef de l’État devant l’Association de la presse présidentielle. « Nous frapperons l’endroit d’où ces envois sont faits, ou là où ils sont organisés. La ligne rouge sera respectée », a martelé, martial, le Jupiter des Temps modernes. « Mais aujourd’hui nous n’avons pas de manière établie par nos services la preuve que des armes chimiques proscrites par les traités ont été utilisées contre les populations civiles », s’est-il empressé de préciser1. Ainsi parlait le chef des Armées à nos folliculaires !
Le boucher de Damas est invité à méditer ce qui peut lui en coûter de violer les textes sacrés de la part de la Grande nation. Car nul n’ignore que « la destinée de la France est d’être l’embêteuse du monde. […] Tant qu’il y aura une France digne de ce nom, les Nations… ne seront pas tranquilles »2. En fin lettré qu’il est, Emmanuel Macron reprend à son compte cette allégorie de la nation française. Pour juger de la pertinence de cette menace adressée aux violateurs des conventions internationales, il convient de revenir aux fondamentaux, à savoir le droit existant avant de rappeler les déclarations d’Emmanuel Macron sur le sujet. Après la séquence de Jupiter légaliste, nous avons droit à la phase Jupiter gendarme du monde.
LE DROIT EXISTANT
La société internationale n’évolue pas dans le vide contrairement à ce que certains esprits simples, y compris au plus sommet de l’État semblent penser. Son fonctionnement est encadré par les dispositions du droit international du désarmement et du droit international général.
Le droit international du désarmement
Emmanuel Macron ignore vraisemblablement que la France est dépositaire du Protocole de Genève de 1925 sur l’usage des armes chimiques et a pris une part non négligeable dans la négociation et la conclusion de la Convention de 1993 (rôle prépondérant de l’ambassadeur, représentant de la France auprès de la Conférence du désarmement à Genève, Pierre Morel à l’époque qui pourrait utilement être sollicité sur le sujet). On sait les conditions dans lesquelles la Syrie a ratifié tardivement la convention de 1993. Elle en est désormais membre à part entière et doit, bien évidemment, se conformer à ses dispositions (interdiction de fabrication, d’usage et de transfert). Cela signifie-t-il que la France peut s’autoriser à faire tout et n’importe quoi au nom de la morale (qui en définit les termes ?) en Syrie, pays souverain en violation du droit existant en matière chimique qui est particulièrement précis en la matière ?
La convention d’interdiction des armes chimiques est un texte très long, très précis mais, dont certaines dispositions prêtent parfois à interprétations divergentes entre les experts. Toujours est-il qu’elle définit ce qu’est une arme chimique et dresse une liste des précurseurs des armes chimiques (composants dont la manipulation par combinaison avec d’autres peut déboucher sur la mise au point d’une arme chimique). Ensuite, elle définit la manière dont l’Organisation internationale pour l’interdiction des armes chimiques (OIAC) basée à La Haye vérifie que les États membres appliquent les dispositions de la Convention. À cette fin, elle prévoit l’existence d’inspections dites de routine, d’inspection par défi en cas de doute sérieux, d’inspection au cas par cas. Ce qui pourrait/devrait être le cas en Syrie après les allégations d’usage de telles armes (chlore) par le régime de Damas ou par ses alliés (on pense aux Russes). Une équipe multinationale doit se rendre dans les meilleurs délais sur le site, étant entendu que plus on attend, plus les traces s’effacent. Ensuite, ces échantillons prélevés selon un protocole précis font l’objet d’examens par plusieurs laboratoires labellisés. En fonction des résultats, la question est soit classée à La Haye (en l’absence de preuves), soit transmise au Conseil de sécurité à New York qui décide de la suite à donner à cette affaire. Le cas échéant, il peut aller jusqu’à décider l’application de sanctions au titre du chapitre VII de la Charte de l’ONU (« Actions en cas de menaces contre la paix, de rupture de la paix et d’acte d’agression »)3. On comprend que toute mesure coercitive ne peut être prise qu’avec l’accord des cinq membres permanents du Conseil de sécurité. On imagine mal la Russie, voire la Chine ne pas opposer leur veto à une telle action comme ils l’ont régulièrement fait sur le dossier syrien, prétexte pris du détournement de sa finalité de la résolution 1973 sur la Libye. De proche et proche, nous parvenons à la mise en œuvre du droit international général.
Le droit international général
Il constitue la boussole, le mode d’emploi de la bonne gouvernance des relations internationales. En un mot, ce que l’on peut et ce que l’on ne peut pas faire. Si le Conseil de sécurité considérait qu’il n’y a pas de menaces contre la paix ou d’actes d’agression, comment la France pourrait-elle décider de manière unilatérale que sa sécurité est menacée par l’usage d’armes chimiques en Syrie ne touchant pas des ressortissants français ? Quid alors de la légitime défense ? Son recours est particulièrement encadré par l’article 51 de la Charte de l’ONU :
« Aucune disposition de la présente Charte ne porte atteinte au droit naturel de légitime défense, individuelle ou collective, dans le cas où un Membre des Nations Unies est l’objet d’une agression armée, jusqu’à ce que le Conseil de sécurité ait pris les mesures nécessaires pour maintenir la paix et la sécurité internationales. Les mesures prises par des Membres dans l’exercice de ce droit de légitime défense sont immédiatement portées à la connaissance du Conseil de sécurité et n’affectent en rien le pouvoir et le devoir qu’a le Conseil, en vertu de la présente Charte, d’agir à tout moment de la manière qu’il juge nécessaire pour maintenir ou rétablir la paix et la sécurité internationales ».
Comment expliquer au Conseil de sécurité que la France a été victime d’une agression armée de la part de la Syrie dans le cas d’utilisation d’armes chimiques sur le territoire syrien et qu’elle dispose des preuves irréfragables qui n’auraient pas été portées à sa connaissance par l’OIAC ? Pas facile dans la pratique.
JUPITER LE LÉGALISTE
Dans ses différentes prestations officielles, Emmanuel Macron se livre à un plaidoyer pro domo de son attachement au droit (CEDH) et au multilatéralisme (semaine des ambassadeurs et ONU).
Macron le défenseur du droit et des droits de l’homme
Emmanuel Macron marque son attachement à l’état de droit à Strasbourg le devant la Cour européenne des droits de l’homme : « L’attachement de la France aux principes que prône cette Convention est ancien. La Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789 en est, bien entendu, le point d’ancrage principal. Mais ses racines puisent encore plus loin, dans le terreau de l’humanisme de la Renaissance, dans l’héritage antique, dans la conception de l’être humain que la France s’est forgée au fil des siècles, et avec elle de la liberté, de l’émancipation, de l’éducation. Les Droits de l’Homme énoncés lors de la Révolution française, puis plusieurs fois réaffirmés, réinterprétés par les grands penseurs et les grands hommes d’État de notre pays sont indissociables de cette identité profonde qui commence bien avant. Il n’est pas indifférent que la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme ait été faite à Paris en 1948 ; et il n’est pas anodin qu’une ville française, Strasbourg, soit aujourd’hui votre port d’attache. Soyez assurés que pour nous, Français, cela revêt un sens très fort. Je l’ai dit, cette Europe dépasse de très loin les frontières de l’Union Européenne. C’est une Europe au sens le plus historique du terme, de l’Atlantique à l’Oural, une Europe qui va jusqu’à ses marches anciennes, comme la Turquie. Les frontières de cette Europe-là ne sont pas celles d’une entité juridique ni même politique. Ce sont celles d’une civilisation. Les 47 États-membres ont reconnu un enracinement commun dans ces principes que porte la Cour. Ils ont admis qu’une part de leur droit, de leurs croyances et de leurs principes se trouve là. Et la défense des Droits de l’Homme appartient à l’Histoire et au patrimoine des Européens. Nous ne les défendons pas seulement pour les citoyens d’aujourd’hui ! Nous les défendons parce que nous le devons aux citoyens d’hier, qui ont lutté pour ces Droits de l’Homme et aux citoyens de demain qui devront pouvoir en bénéficier ».
Macron : promoteur du multilatéralisme et dénonciateur de l’unilatéralisme
Emmanuel Macron pose des jalons à l’ouverture de la semaine des ambassadeurs le 29 août 2017 à Paris en ces termes : « Le multilatéralisme c’est aussi cette capacité à organiser de grands projets qui le structurent, et je le dis avec beaucoup de gravité, si nous ne sommes pas au rendez-vous du multilatéralisme, d’autres grandes puissances se saisiront de ces instruments. Et elles ont déjà commencé à le faire, la Chine au premier rang d’entre elles, avec des engagements importants, j’y reviendrai en particulier sur le climat, qui sont des gages donnés, mais aussi avec des valeurs, des intérêts, qui ne sont parfois pas les nôtres. Nous devons donc prendre en compte ces initiatives, mais savoir faire revivre et donner une consistance, une cohérence, aux formes actuelles du multilatéralisme où nous avons une place essentielle ».
Il enfonce le clou le 19 septembre 2017 devant la 72ème assemblée générale de l’ONU à New York de la manière suivante : « Nous avons, par langueur, par oubli de l’Histoire qui nous a faits, nous avons laissé s’installer l’idée qu’on est plus forts hors du multilatéralisme. Mais notre défi contemporain, celui de notre génération, c’est de savoir le refonder. C’est d’expliquer qu’aujourd’hui, dans le monde tel qu’il va, il n’ya rien de plus efficace que le multilatéralisme. Pourquoi ? Parce que tous nos défis sont mondiaux : le terrorisme, les migrations, le réchauffement climatique, la régulation du numérique, tout cela, nous ne les règlerons qu’à l’échelle de la planète, de manière multilatérale. A chaque fois que nous acceptons que ce ne soit pas le multilatéralisme, alors nous laissons la loi du plus fort l’emporter. Parce que, oui, mes amis, consacrer notre vision du monde, c’est par le multilatéralisme que nous pourrons le faire. Parce que cette vision est universelle. Elle n’est pas régionale. Parce qu’à chaque fois que nous avons cédé à certains qui disaient que la place de la femme, c’était l’affaire de quelques-uns, à un certain bout de la planète, mais pas des autres, que l’égalité entre les citoyens, c’était l’affaire d’une civilisation, mais pas d’une autre, nous avons abandonné ce qui nous a rassemblés ici, dans ce lieu, l’universalité de ces valeurs. Là aussi, nous avons cédé, dans certains pays, à la loi du plus fort ».
On ne saurait être plus clair sur l’engagement du président de la République française en termes de défense du droit et de promotion du multilatéralisme
JUPITER LE GENDARME DU MONDE
Jupiter tombe aujourd’hui à pieds joints dans le piège qu’il a lui-même armé du « je fais ce que je dis »4. Faiseur de paix, Emmanuel Macron se transforme en guerrier. Européen, il devient plus américain que les Américains.
Macron le guerrier
Notons pour commencer que le président de la République a eu l’intelligence de se démarquer quelque peu des déclarations hâtives de son ministre de l’Europe et des Affaires étrangères, Jean-Yves Le Drian qui avait déclaré que « toutes les indications montraient aujourd’hui qu’il y a l’usage du chlore par le régime en ce moment en Syrie ». Légère nuance qui démontre le manque de coordination entre l’Élysée et le Quai d’Orsay sur un sujet sur lequel François Hollande s’était couvert de ridicule avec ses fameuses « lignes rouges ». Comment le chef de l’État pourra-t-il justifier un éventuel cavalier seul pour punir le régime de Bachar Al-Assad ? De plus, serons-nous certain que nous frapperons la bonne cible et cela sans le moindre dommage collatéral (morts de civils) sur le terrain ? Est-il opportun de nous introduire illégalement dans un conflit qui tourne à la guerre entre puissances régionales ? Comment jouer de l’effet de surprise alors que nous annonçons ce que nous allons faire (voire ne pas faire) ? Ne pensons-nous pas qu’il est grand temps de gagner la paix en Syrie au lieu de prolonger une guerre interminable comme le souligne Pierre de Villiers : « nous devons désormais apporter la paix en Syrie » ?5 Pensons-nous que nous devions ajouter de la pagaille à la pagaille actuelle dans ce pays (opposition entre Américains et Turcs par Kurdes interposés6) ?
La diplomatie au Proche et au Moyen-Orient suppose de penser global et sur le long terme. Souhaite-t-on rééditer l’exploit libyen que Jupiter dénonçait à juste titre, il y a peu encore. Un minimum de cohérence ne fait jamais de mal dans la sphère diplomatique, comme du reste, en matière de politique intérieure (Cf. les cafouillages entre les divers responsables sur le projet jupitérien de service national) en dépit d’une com’ verrouillée et cadenacée.
Macron l’américain
Jupiter devrait prendre garde à ne pas adopter les travers militaro-diplomatiques de l’oncle Sam après avoir pris le virus de la langue. Après avoir reproché aux Américains leur expédition illégale en Irak en 2003, la France va prendre modèle sur Washington en dépit des conséquences désastreuses de cette aventure militaire. Laissons aux Américains le privilège des guerres perdues sur le long terme comme en Afghanistan et en Irak ! Emmanuel Macron veut imiter la frappe américaine d’avril 2017 en réaction à une prétendue attaque chimique en Syrie ?7 Ce n’est pas au moment où la loi de programmation militaire permet à nos armées de se remettre à flot8 qu’il faut se lancer dans de folles aventures militaires qui pourraient nous coûter fort cher sur divers plans : sécuritaire dans la zone en désignant nos militaires comme cibles toutes trouvées pour l’EIIL qui n’a pas dit son dernier mot et en France par la reprise de quelques attentats terroristes justifiés par nos aventures solitaires et illégales. Gouverner, c’est prévoir ! S’il y a bien un exemple à ne pas suivre, c’est bien celui de l’Amérique qui ne comprend rien au « Rest of the World ». En se ruant dans la servitude à Washington en avril prochain, Emmanuel Macron ne renforce pas sa main. Bien au contraire, il aliène une part non négligeable de l’indépendance de la France. Il invite Donald Trump au défilé du 14 juillet 2017 à Paris alors que le maire de démocrate de Washington s’oppose à une parade militaire (« Thanks, no tanks ») pour protéger sa chaussée9.
Bien que ces frappes soient présentées comme ciblées, leurs conséquences diplomatiques et stratégiques sont encore incertaines et cela à plusieurs niveaux. Tout d’abord, au Proche et au Moyen-Orient ne risque-ton pas de contribuer à enclencher une spirale de la violence dont on ne sait où elle peut nous conduire (Cf. Libye) ? Ensuite, est-il opportun d’ajouter de la méfiance à la méfiance au moment où il est essentiel de dialoguer avec tous (« l’inclusivité » dont parle Jean-Yves Le Drian en Irak) et de faire baisser la tension en Europe ravivée par une Alliance atlantique qui crie au loup russe ? Enfin, que pourrait faire Emmanuel Macron dans cette galère si l’affaire tournait mal (avions abattus et pilotes faits prisonniers) en voulant punir le régime syrien, ce qui n’est pas notre rôle ?
Toutes ces questions ont-elles été sérieusement envisagées à Paris et en relation avec d’autres chancelleries occidentales avant d’applaudir des deux mains, dans la plus grande précipitation, à cette foucade macronienne ? Il est grand temps que nos sympathiques dirigeants réduisent, autant que faire se peut, le décalage entre ce qu’ils disent et ce qu’ils font (ou ne font pas) sur le dramatique dossier syrien. Au rythme où vont les choses, sur ce dossier des armes chimiques, à vouloir frapper, Jupiter risque d’être frappé à en perdre la raison10.
Guillaume Berlat
Notes
- Syrie : la France « frappera » en cas de « preuves avérées » d’armes chimiques, Lexpress.fr , 14 février 2018.
- Jean Giraudoux, L’impromptu de Paris, Gallimard, 1937.
- un.org/fr/sections/un-charter/chapter-vii/index.html
- Cécile Cornudet, Le piège du « je fais ce que je dis », Les Échos, 13 février 2018, p. 2.
- Pierre de Villiers (propos recueillis par Romain Rosso), « Nous devons désormais apporter la paix en Syrie», l’express, 14 février 2018, pp. 55-56.
- Marie Jego, L’axe Washington-Ankara au bord de la rupture, Le Monde, 15 février 2018, p. 3.
- Guillaume Berlat, Armes chimiques : la rengaine des grands principes, prochetmoyen-orient.ch , 10 avril 2017.
- Claude Angeli, 295 milliards pour câliner les armées, Le Canard enchaîné, 14 février 2018, p. 3.
- P. Arrête ton char, Donald, Le Canard enchaîné, 14 février 2018, p. 8.
- Aimer à perdre la raison, chanson de Jean Ferrat sur un poème de Louis Aragon.
Source : Proche et Moyen-Orient.ch
https://prochetmoyen-orient.ch/armes-chimiques-ou-jupiter-frappe-a-perdre-la-raison/