Alors que la presse du continent aussi bien qu’internationale l’a longtemps ignoré, José Alberto Mujica Cordano, surnommé « Pepe Mujica », ne passe plus inaperçu. Le chef de l’État, en effet, n’appartient pas au sérail politique classique. Ancien dirigeant de la guérilla Tupamaros (1), un mouvement politique d’extrême gauche qui prôna l’action directe et la guérilla urbaine contre le régime militaire dans les années 1960 et 1970, rescapé quasiment fou de quinze ans de détention, son image circule aujourd’hui en masse sur tous les réseaux sociaux. Il est une figure hors norme qui ne porte pas de cravate et dit sans ambages ce qu’il pense. Humble, franc, réaliste, quelque peu philosophe et pas démagogue, telles sont les caractéristiques que l’on retient de cet homme de 78 ans, devenu le président le plus pauvre du monde : il reverse 90 % de son traitement (environ 9 000 euros) à diverses ONG et vit dans une banlieue pauvre depuis vingt ans avec sa femme Lucía. Son seul bien propre est une vieille Coccinelle Volkswagen. Car la « vraie liberté » selon lui, c’est la frugalité. « Consommer peu, avoir une petite maison […] Et si j’avais beaucoup de choses, il faudrait que j’en prenne soin pour qu’on ne me les vole pas », raisonne José Mujica.
L’Uruguay était autrefois qualifié de « Suisse de l’Amérique latine », grâce à la relative stabilité du gouvernement, du niveau avancé de son développement économique et de la paix sociale au début du xxe siècle. L’économie du pays va cependant commencer à stagner à partir des années 1950 et l’État social à s’appauvrir considérablement. Au point que l’on en vient à parler de « latin-américanisation » du pays, qui passe du statut de nation développée à celui de pays du Tiers-Monde. Les mécontentements sociaux et politiques culminent avec le coup d’État militaire des années 1970. En 1990 et même en 2000, les niveaux d’éducation et de nutrition sont toujours parmi les plus élevés de l’Amérique latine. Pourtant, quatre décennies de stagnation économique ont largement contribué à l’effondrement du revenu par habitant de l’Uruguay.
Aujourd’hui, avec un PIB de 46,71 milliards de dollars (2011) pour une population de plus de trois millions d’habitants, le pays fait figure de pays pauvre, classé 48e sur 187 selon l’indice de développement humain de l’Onu. Lors de la décennie passée, 24 % de la population vivait sous le seuil de pauvreté. Toutefois, entre 2005 et 2008, sous le gouvernement de Tabaré Vazquez (Frente Amplio, coalition de toutes les gauches du pays), le salaire minimum est passé de 1 350 pesos à 4 150 pesos (70 à 200 dollars), tandis que la pauvreté passait de 30,9 % de la population à 21,7 %. Des efforts qui ont été poursuivis par Mujica. Le décret présidentiel du 8 janvier 2013 établit le salaire minimum à 7 920 pesos (416 dollars). De même, le chômage a atteint fin 2011 un plancher historique en tombant à 5,3 %, quand le taux de pauvreté baissait la même année à 13,7 %.
Quand, en 2004, la gauche prend le pouvoir, elle fait un diagnostic : la combinaison du néolibéralisme avec le clientélisme d’un système politique traditionnel a fortement érodé les bases institutionnelles de la société ; il faut en conséquence les consolider. Ainsi, le programme du Frente Amplio s’organise autour des réformes à mettre en place, et sa mise en œuvre est conduite au travers d’une politique de renforcement institutionnel. Sur quasiment tous les plans, l’Uruguay de ces dix dernières années s’est modernisé en prenant appui sur les acquis fondamentaux du batllisme (2), qui en fit l’un des plus solides États sociaux de la région. La profonde crise qu’a traversée le pays en 2002 a sérieusement discrédité les deux partis de la droite traditionnelle, Blancos et Colorados, qui se partageaient le pouvoir depuis le début du xixe siècle. Elle a contribué à la large victoire de la gauche lors des élections du 30 octobre 2004, où le Frente Amplio l’a emporté avec plus de 50 % des voix dès le premier tour.
Si l’investiture de Mujica (Frente Amplio) consolide le tournant politique à gauche emprunté par les pays d’Amérique latine, elle illustre surtout la coexistence entre des politiques sociales et des politiques plus libérales en termes économiques, comme au Brésil voisin. Le président âgé a promis de préserver les acquis sociaux et d’améliorer les services éducatifs aux personnes qui en ont le plus besoin. « Le plus important investissement que nous devons faire, c’est au niveau de la tête de nos enfants », lançait-il en 2009, lors de la campagne électorale. Aujourd’hui, l’analphabétisme a quasiment disparu en Uruguay, et tous les enfants sont scolarisés.
D’autres réformes engagées sont elles aussi encourageantes. Le 10 avril 2013, le Parlement approuvait à une écrasante majorité (71 voix sur 92) le projet de loi autorisant le mariage des personnes de même sexe. L’Uruguay devient ainsi le deuxième pays d’Amérique du Sud, après l’Argentine, à légiférer en ce sens. De même, la dépénalisation de l’avortement (le projet de loi qu’avait rejeté Tabaré Vasquez, invoquant des « convictions philosophiques personnelles ») a été adoptée en octobre 2012. Inspiré de la législation des pays européens, le texte autorise, sous certaines conditions, l’avortement pendant les douze premières semaines de gestation. Avec Cuba en 1965 et le Guyana en 1995, l’Uruguay est le troisième pays de la région à permettre l’interruption volontaire de grossesse, jusqu’alors passible de neuf mois de prison pour la patiente et jusqu’à vingt-quatre mois pour le praticien. Il conforte sa place à l’avant-garde des avancées sociales en Amérique latine.
Plus étonnant : la légalisation de la marijuana. L’Uruguay autorisait déjà, depuis 2000, la détention et la consommation de cannabis. Le gouvernement propose aujourd’hui d’en légaliser la production et la vente, l’argument étant que le contrôle de ce marché serait moins dangereux pour la société que le développement du trafic clandestin. En Uruguay, le marché noir de la marijuana est évalué à 75 millions de dollars par an, et de janvier à mai 2012, 133 homicides ont été relevés dans tout le pays, soit une augmentation de 70 % par rapport aux soixante-seize cas dénombrés en 2011 sur la même période. L’objectif est donc avant tout de lutter contre le crime et la violence et d’améliorer l’information sur les effets nocifs de la drogue.
Dans les faits, l’État, via l’Institut national du cannabis (Inca), accorderait aux particuliers et associations de cultivateurs des autorisations spéciales leur permettant de produire eux-mêmes la drogue. Le cannabis serait cultivé sur des terrains privés dotés des conditions de sécurité nécessaires pour assurer la bonne qualité de la drogue, ensuite vendue. Seul l’État, par le biais de l’Ica, sera habilité à vendre la marijuana (jusqu’à 40 grammes par personne et par mois), et pourra, s’il le souhaite, se lancer dans la production. L’initiative suscite toutefois de nombreuses divisions, y compris au sein du Frente Amplio. Et d’après un sondage réalisé le 10 mai dernier, 66 % de la population y serait opposée.
Autre avancée majeure : la construction de logements. Le président est tourmenté par les gens qui se retrouvent sans toit. Il a permis la vente de bâtiments publics pour construire des logements sociaux, et il a même proposé d’ouvrir les portes du palais présidentiel aux sans-abri au cas où les places viendraient à manquer l’hiver dans les centres d’hébergement. Il reverse aussi la majorité de son indemnité présidentielle pour alimenter le plan logement du gouvernement dénommé « Ensemble ». Avec un budget annuel de 105 millions de pesos uruguayens (plus de 4 millions d’euros), l’objectif est de permettre de loger quelque 20 000 familles.
Les discours internationaux de Mujica ne font pas dans la dentelle. « Le pauvre, c’est celui qui a besoin de beaucoup », clame-t-il en juin dernier lors de la conférence sur le développement durable des Nations unies Rio + 20. « Nous ne pouvons pas continuer indéfiniment à être gouvernés par des marchés ; nous devons gouverner les marchés », continue-t-il. « Dans notre combat pour l’environnement, n’oublions pas que l’élément essentiel c’est le bonheur des hommes. » Face à ses homologues du continent, José Mujica fait figure d’homme franc, peu porté aux grands exercices oratoires. Voire aux gaffes diplomatiques. « Cette vieille est pire que le borgne. Le borgne était plus politique. Elle, elle est simplement butée », lance-t-il le 5 avril dernier, pensant les micros éteints. Faisant référence à la présidente de l’Argentine Cristina Kirchner et à son mari Nestor décédé en 2010, l’anecdote est révélatrice d’un certain malaise régional.
Car le Mercosur, Marché commun du Sud, traverse actuellement une zone de turbulences, en raison notamment de la politique protectionniste mise en place par Buenos Aires depuis fin 2011. Pour Mujica, l’affaire est entendue : « C’est un bloc stagnant, figé dans le temps. » Une relance de l’intégration régionale semble nécessaire. Et c’est justement ce à quoi compte s’atteler le nouveau président vénézuélien Nicolás Maduro. En visite le 7 mai dernier à Montevideo, il a promis d’insuffler un « nouveau dynamisme » au groupe pour en faire un « puissant aimant de l’Amérique latine ». Le Venezuela assumera la présidence tournante du Mercosur dès juillet.
(1) Officiellement Mouvement de libération nationale-Tupamaros (MLN-T).
(2) De José Batlle y Ordóñez, président de 1903 à 1907 et de 1911 à 1915.