Le travail de Mezri Haddad propose, d’abord, un témoignage légitime : l’auteur rappelle son itinéraire intellectuel, sans en masquer les contradictions. On ne les trouve pas que chez lui.
Il rappelle sa jeunesse, sa volonté d’apprendre (il est Docteur en philosophie) ses amitiés, ses ruptures, ses luttes, parfois, pour rester debout. Le dernier combat dure encore : à peine nommé ambassadeur à l’UNESCO, il se voit congédié en juin 2011, sans préavis, sans indemnités, obligé de gérer des bouleversements familiaux .Mais il avait senti le vent venir et avait déjà démissionné .Il résume cette dernière péripétie sans résignation mais avec amertume « Une vie s‘achève, une autre, incertaine et semée d’embûches commence…..pour moi comme pour mon pays ».
L’homme est curieux de tout. Il a fréquenté beaucoup de monde, possède des notes précises et prouve toujours ce qu’il avance. Ces acquis le poussent, nonobstant les difficultés personnelles, à s’interroger sur ce qui se passe dans son pays et ce qui se profile à l’horizon. Il voit ce qui se déroule en Libye, en Egypte et ailleurs, il assiste, incrédule, à la couverture complaisante, par la télévision publique tunisienne du « retour » d’un barbu antipatriote, condamné par contumace à de longues années de prison. Lâcheté, inconscience ? Il se demande si la Tunisie vit une Révolution ou bien une Régression De quel concept partir, alors, pour dire aux Tunisiens qu’on les trompe ? La démocratie, la justice, les droits de l’homme ? Il affirme qu’il les a toujours défendus. Mais il cherche un point d’appui plus solide encore. Il retrouve, alors, ce qu’un père laïc lui avait inculqué : le patriotisme. « Sans patriotisme, toutes ces valeurs n’ont aucun sens si ce n’est le contresens que leur assignent les nouveaux hilaliens qui ont déferlé sur la Tunisie »
Maintenant qu’il est bien calé, Mezri Haddad s’emploie à dévider le fil des défaillances et des trahisons. Il n’épargne pas les absurdités des vingt trois ans du régime déchu en décryptant les dérives d’un establishment aveugle et corrompu et l’inanité d’une opposition réduite à une troupe de figurants. Pour autant, il n’évite pas de rappeler, aussi, ses propres paris perdus sans se cacher derrière son petit doigt. Cette franchise donne crédibilité à son ouvrage. Il rappelle, ensuite, et à juste titre, que de 1987 à 2010, la Tunisie est passée du statut de PVD à celui de pays émergent, pourvu d’infrastructure enviables et de cadres techniques de haute qualité, dans tous les domaines. Durant la même période, la société tunisienne s’est affirmée comme une entité du 21e siècle, fière de sa culture arabo-musulmane ouverte sur le monde et d’une émancipation féminine inégalée dans l’ensemble du monde musulman.
Comment expliquer, alors, l’effritement du régime du sept septembre 1987, en quelques journées ? Il a explosé sous la pression de ses tares. Mezri Haddad les énumère et les analyse avec une plume dense. Il passe ensuite aux évènements de janvier 2011 et se demande comment ont-ils abouti à un hold-up qui a transformé l’espoir en pierre tombale. Il le considère non pas comme la conséquence d’une euphorie anarchique mais comme un complot ourdi depuis bien avant 2011 pour que l’ensemble du monde arabe tombe sous la coupe des intégristes. Complot ourdi par qui ? L’auteur désigne l’administration des USA, l’Europe et les pays du Golfe. Seuls des autistes peuvent le contredire sur ce point. Un bémol cependant : il n’insiste pas assez sur le rôle néfaste de deux anciennes puissances coloniales, la Grande Bretagne et la France. Elles croient pouvoir remonter le temps et ne renoncent pas à cette démence. Chaque semaine, quand ce n’est pas le chimpanzé du Qatar qui débarque à Tunis, c’est le ministre français des affaires étrangères. Curieuse sollicitude. Que manigancent-ils avec Ennahdha ? Leurs chancelleries trépignent, aujourd’hui, et s’impatientent : elles veulent une intervention internationale en Syrie dont leurs troupes, bien entendu, seraient le fer de lance. Mais il faut rendre cette justice à l’auteur qu’en parlant de la Tunisie et de l’Egypte, il dénonce les massacres de l’OTAN en Libye, évoque Sanaa et n’oublie pas Damas.
Des personnages louches, ayant troqué leur uniforme d’agents salariés de services étrangers pour la chemise ouverte révolutionnaire ont essayé de dissuader Mezri Haddad de faire paraître son livre. Ils ont été jusqu’à l’intimidation « fraternelle ». Ils le connaissent. Il les avait fréquentés. Il ne s’en cache pas : « Je voulais connaître tout le monde, m’informer ». Il va utiliser comme une arme ce que certains pourraient lui reprocher comme une grave erreur. Il nous livre une série de portraits exacts : origines politiques, itinéraires sinusoïdaux, mœurs déviantes et l’argent, l’argent… Il balance tout. C’est la partie la plus instructive de l’ouvrage. Elle est jubilatoire. Certes, l’auteur règle des comptes personnels – y compris avec des dignitaires du régime de Zine El-Abidine Ben Ali – mais, ce faisant, il dévoile des faits peu connus du grand public. Les historiens, les journalistes, et, surtout, celles et ceux qui récusent le système illégitime et mafieux d’Ennahdha, pourront en faire bon usage. Ils trouveront, aussi, de bonnes citations. Elles sont trop nombreuses, peut-être, encombrantes. C’est le pêché mignon de Mezri Haddad. Après tout, mieux vaut être érudit qu’ignare.
J’ai pris tout mon temps pour lire et relire « La face cachée de la révolution tunisienne ». J’en parlais, dernièrement, avec des amis dans le sud tunisien. Certains ont regretté « qu’il ne soit pas paru avant les élections ». Il avait été, pourtant, édité en Tunisie et mis en circulation par les éditions Arabesques dont il faut souligner le courage et le professionnalisme. Mais les intimidations à l’encontre des libraires et des médias ont retardé sa distribution. Les libraires, cependant et les média ont réagi contre la censure, confortés en cela par les réactions positives des lecteurs.
J’estime, pour ma part, que c’est maintenant que le livre de Mezri Haddad prend toute sa dimension. C’est maintenant qu’il faut le lire, pour trois raisons : un voile noir s’abat aujourd’hui sur la Tunisie ; des institutions illégitimes, tenues par des obscurantistes et des incompétents, ont été mises en place. Autrement dit, le livre prend les voleurs de pouvoir en flagrant délit. Comme pour lui donner raison, les contestations fusent. Elles dénoncent les manifestations des hordes instrumentalisées par Ennahdha et leurs sittings pour un oui ou pour un non et veulent que ces désordres cessent. « Assez de manifestations, au travail », peut-on lire et entendre. Mais que l’on ne s’y trompe pas : ces appels à la raison ne visent pas les instituteurs, les enseignants et les universitaires agressé dans leurs salles de classe et leurs amphithéâtres, les médecins et paramédicaux empêchés de soigner, les avocats confrontés à des menaces de mort, et les femmes excédées par les atteintes à leur dignité.
Quelques petits roquets incultes, des « ابعيبق », ont détourné ce discours. Ils appellent à l’abandon de la politique « pour laisser la Tunisie travailler ». Ils ajoutent « plus de politique, assez des politiciens ». Y incluent-ils les intégristes et leurs marionnettes, les chefs de partis qui ont trahi leurs électeurs ? Que non ! Ennahdha a trouvé dans ces chiots des alliés objectifs ou complices contre les hommes politiques qui la pousseront dans les poubelles de l’histoire. Tous les régimes totalitaires s’évertuent à dépolitiser pour régner. La Face cachée de la « Révolution » tunisienne avait bien prévu ces opportunismes et ces lâchetés. Voilà où réside l’un de ses apports essentiels : la nécessité organique du politique et de la mémoire politique. Mezri Haddad fournit des arguments forts pour la majorité des Tunisiens, décidés à ne pas sortir d’une dictature pour retomber sous une autre, religieuse, la pire de toutes. Bien entendu, certains ne comprendront peut-être pas tout de suite sa hargne. Il l’a prévu : « Mon devoir est de vous dire la vérité, même si elle vous blesse, pour que vous soyez vigilants »