Les lettres créoles seraient-elles les manuels d’histoire des peuples de la Caraïbes ? Dans l’approche romanesque des auteurs du Sixième Continent, la fiction se confond avec les événements réels, en intègre chronologie et lieux. Puis, l’enchantement du style fait apprécier le profil humain des personnages, absent dans la restitution officielle des faits.
Avec L’épopée mexicaine de Romulus Bonnaventure, son dernier opus, Raphaël Confiant évoque une page méconnue de l’histoire de la Martinique, l’île où il a vu le jour en 1951 dans la commune de Lorrain, l’ancienne Grande Anse située dans le nord.
Entre 1862 et 67, 30 mille soldats du corps expéditionnaire affrété par Napoléon III font escale à Fort-de-France, d’où ils doivent être embarqués pour le Mexique. Une guerre de conquête les attend. L’empereur des Français, en accord avec le Roi des Belges, a décidé d’envahir ce pays et y mettre sur le trône l’empereur autrichien Maximilien I. L’esclavage avait été aboli en 1848 et moult parmi les anciens captifs, tentés par l’aventure américaine, s’enrôlent dans l’armée et partent à destination de la Sierra Madre.
Parmi eux, Romulus Bonnaventure, personnage central d’un opus picaresque et jubilatoire, figure mi tragique, mi comique, à travers laquelle Confiant brosse le tableau de la nouvelle société issue de la nuit esclavagiste.
INTERVIEW
AFRIQUE ASIE : Les faits situés dans le récit se déroulant à partir d’une douzaine d’années après l’Abolition. Peut-on aussi lire les comportements des personnages sous cet angle particulier : découverte de la ‘liberté’, « perte du monde connu », selon une autre littéraire ?
- CONFIANT : En fait, la liberté, après l’abolition de l’esclavage dans les colonies françaises en mai 1848, fut purement formelle. S’ils n’avaient plus de chaînes aux pieds et de carcans au cou, les anciens esclaves se trouvèrent contraints de continuer à travailler, cette fois comme salariés, sur les plantations de canne à sucre de leurs anciens maîtres blancs. Cela pour des salaires de misère ! Beaucoup d’entre ces « nouveaux libres », comme les désignent les historiens, préférèrent d’ailleurs fuir les campagnes pour gagner les bourgs et les villes pour tenter de se construire une vie meilleure. Cela ne fut pas facile car les professions, souvent artisanales, qu’ils étaient amenés à exercer étaient maigrement rémunérées. C’est ce qui explique qu’à l’arrivée de la flotte de Napoléon III au port de Fort-de-France, en 1862, un certain nombre d’anciens esclaves y virent un moyen, en prenant un engagement dans l’armée, de changer radicalement de vie.
AFRIQUE ASIE : On a l’impression, à la lecture de l’opus, qu’une identité martiniquaise in fieri s’était lentement formée pendant la captivité. Etes-vous d’accord et quel rôle ont joué la musique et la langue créole ?
- CONFIANT : Au cours des deux siècles et demi d’esclavage, une nouvelle langue et une nouvelle culture, dites « créoles », sont apparues dans tous les pays des Amériques ayant connu l’esclavage. Cette identité composite, mosaïque, s’appuie sur les restes d’éléments amérindiens, sur des éléments africains, européens et plus tardivement asiatiques (indiens, chinois et syro-libanais). Les éléments africains, recomposés, mélangés, malaxés même, notamment à travers le magico-religieux et la musique, vont fortement contribuer à l’émergence de cette identité nouvelle. La langue créole, elle, jouera un rôle de trait d’union entre les composantes hostiles de la société martiniquaise pour devenir peu à peu un marqueur identitaire.
AFRIQUE ASIE : A l’aube de cette transition à la ‘liberté’, on voit les personnages du roman manier ce que l’on appelle le mimétisme. Quel regard portez-vous sur cet usage du double code, qui a dû voir le jour bien avant ’48, peut-être déjà dans les cales, puis dans l’habitation ou la plantation ?
- CONFIANT : On ne peut pas parler de « mimétisme » sans parler de son exact contraire, à savoir ce que l’écrivain martiniquais Edouard Glissant a appelé « le détour ». L’esclave, puis l’ancien esclave imitent certes le maître car ils n’ont souvent pas d’autre choix, les langues, religions et cultures africaines étant interdites, mais subtilement, obstinément surtout, ils se sont employés, trois siècles durant à détourner la culture imposée par le maître, cela jusqu’à inventer une nouvelle langue et une nouvelle culture qui finiront par s’imposer au maître. Il y a donc une sorte de dialectique du mimétisme et du détour qui sont à l’œuvre au sein de nos sociétés antillaises, dialectique qui perdure jusqu’à aujourd’hui.
AFRIQUE ASIE : L’échec de l’aventure mexicaine des puissances européennes ne paraît pas anodin dans l’ensemble du récit. Veut-t-il souligner que toute entreprise coloniale (ou néo coloniale) n’est pas forcement vouée au succès ?
- CONFIANT : Un roman n’est pas un traité politique. Je n’ai essayé de rien démontrer du tout, juste de montrer, de donner à voir et à comprendre. Si l’expédition du Mexique de Napoléon III a échoué, cela ne signifie pas du tout que toute entreprise coloniale soit vouée à l’échec. Je serais même tenté de penser le contraire quand je vois les Romains de Jules César envahir la Gaule, les Arabes de la Péninsule se répandre en Afrique du Nord et s’imposer aux Berbères, les Aryens du nord de l’Inde s’imposer aux Dravidiens du sud du pays etc…Sans même parler de la conquête réussie (hélas) par les Européens du continent américain, de l’Australie, de la Nouvelle-Zélande, de Hawaï etc. Je ne suis pas persuadé qu’il existe des lois historiques comme il en existe en physique ou en chimie.
Propos recueillis par Luigi Elongui
L’épopée mexicaine de Romulus Bonnaventure, Raphaël Confiant. Mercure de France. 332 pages, 20 euros.