Portrait au vitriol de Valls, ses contradictions et ses retournements de veste (Médiapart)
Le retour de Manuel Valls, symptôme d’un climat délétère
Par Ellen Salvi
À un an de la présidentielle, Manuel Valls quitte Barcelone pour renouer avec la vie politique française. Fort de ses crispations identitaires, de son aptitude à se couler dans l’agenda idéologique de l’extrême droite et de son absence totale de cohérence, l’ancien premier ministre s’inscrit parfaitement dans l’air du temps.
Il y a des responsables politiques qui font des choix et qui s’y tiennent. Et puis, il y a Manuel Valls. Beaucoup de choses ont été écrites sur le passage à Beauvau puis à Matignon de l’ancien socialiste : son démantèlement minutieux de la gauche plurielle, ses crispations identitaires, ses coups de menton sécuritaires, ses revirements, son usage immodéré du 49-3 et ses innombrables expressions incendiaires – sur les Roms qui auraient « vocation à retourner en Roumanie ou en Bulgarie », sur la « guerre de civilisation », la « culture de l’excuse » ou la « société de l’assistanat » – qui ont rendu insupportable le simple fait de l’entendre dire qu’il est « de gauche et fier de l’être ».
On aurait pu imaginer que sa défaite à la primaire socialiste de 2017, son élection sur le fil aux législatives suivantes et l’abandon de son mandat en rase campagne un an plus tard tourneraient la déjà trop longue page Manuel Valls en France.
À l’automne 2018, lorsque l’ancien premier ministre, fatigué de ses vaines tentatives d’entrisme dans l’écosystème macroniste, est parti tenter sa chance à Barcelone (Espagne), une lueur d’espoir a en effet surgi. Après tout, il l’avait dit et répété : « quoi qu’il arrive », il resterait là-bas. Mais, une fois de plus, c’était un mensonge. Manuel Valls revient.
Il fallait s’en douter. Car avant d’avoir juré, la main sur le cœur, qu’il en avait « terminé » avec la vie politique française, l’ancien premier ministre avait déjà renié plus d’une promesse. En janvier 2017, il s’engageait par écrit à soutenir le vainqueur de la primaire socialiste. Deux mois plus tard, il ralliait Emmanuel Macron.
En juin de la même année, il faisait campagne dans la première circonscription de l’Essonne sous les couleurs de la majorité présidentielle, en distribuant des tracts sur lesquels on pouvait lire : « Toujours avec vous ! » Un an plus tard, il démissionnait de son mandat de député.
Manuel Valls à Barcelone, en octobre 2019. ©️ Xavier Bonilla/NurPhoto via AFP
C’est donc presque naturellement que Manuel Valls quitte aujourd’hui le conseil municipal de Barcelone, où il siégeait dans l’opposition depuis deux ans – ses tout petits 13 % de suffrages exprimés l’ayant contraint à revoir ses rêves espagnols à la baisse. « Cette étape de ma vie est terminée », a-t-il récemment confié au quotidien La Vanguardia, au grand bonheur de la chaîne de télévision catalane TV3, qui lui a fait ses adieux en chanson.
La France récupère ainsi son ancien premier ministre et, avec lui, ses obsessions. « Aujourd’hui, il me semble que les Français sont plus nombreux à m’écouter, écrit-il dans son dernier livre. Ai-je un rôle à jouer, je le pense. »
L’ex-socialiste, à qui même La République en marche (LREM) avait refusé une investiture formelle, a d’ailleurs profité de la promotion de Pas une goutte de sang français (Grasset) pour s’offrir une tournée médiatique et dérouler ses sujets de prédilection.
Début avril, sur CNews, il discutait « tenaille identitaire », « assimilation républicaine », port du voile, « grand remplacement » et « réhabilitation de Pétain » avec Éric Zemmour. Mi-mai, il renouait avec Michel Onfray dans L’Express autour de « l’avenir de notre civilisation ». Quelques jours plus tard, il cosignait, avec plusieurs figures proches de l’extrême droite, une tribune de soutien à Israël, qu’Alain Finkielkraut a jugée trop déséquilibrée pour y apposer sa propre signature.
Pour défendre ce texte reprenant l’argumentaire de la droite dure israélienne, Manuel Valls a expliqué au Monde qu’il considérait, comme une évidence et Bernard-Henri Lévy – il faut toujours se méfier des oxymores –, « que s’il y avait un État palestinien, ce serait un État terroriste ».
Non content de renier nos engagements diplomatiques pour une solution à deux États, en refusant aux Palestiniens de revendiquer des droits politiques, l’ancien premier ministre s’est aussi renié lui-même en affirmant n’avoir « aucun problème à signer avec des gens avec qui [il est] en désaccord ». C’est pourtant bien sur la base d’une signature qu’il a bataillé, des années durant, contre l’Observatoire de la laïcité (ODL), devenu sa bête noire.
Tout a commencé au lendemain des attentats du 13 novembre 2015. À l’époque, Jean-Louis Bianco et Nicolas Cadène, respectivement président et rapporteur général de cet organisme rattaché à Matignon, cosignent dans Libération une tribune intitulée « Nous sommes unis ». « Un piège nous est tendu ! Nous devons refuser d’y succomber ! La division, la délation, la stigmatisation sont au cœur de ce piège sournois », écrivent les signataires. Parmi eux, on retrouve Jean-Paul Delevoye, alors président du Conseil économique social et environnemental (Cese), l’avocat Jean-Pierre Mignard ou encore Claire Hédon, aujourd’hui Défenseure des droits.
Manuel Valls voit rouge. Poussé par un cercle qui n’a de printanier que le nom, le premier ministre profite d’un débat, organisé quelques semaines plus tard par le Conseil représentatif des institutions juives de France (Crif), pour désavouer publiquement Jean-Louis Bianco et Nicolas Cadène.
« On ne peut pas signer des appels, y compris pour condamner le terrorisme, avec des organisations que je considère comme participant du climat que l’on a évoqué tout à l’heure [un « climat nauséabond » – ndlr], ça, ce n’est pas possible », s’emporte-t-il, pointant, sans les nommer, l’association Coexister et le Collectif contre l’islamophobie en France (CCIF).
L’épisode fut le premier d’une série interminable. Depuis lors, l’ancien socialiste a sauté sur toutes les occasions, souvent les plus dramatiques, pour dénoncer les prétendus « complices » des « ennemis de la République » et leur prétendue « complaisance intellectuelle » envers le terrorisme.
La liste n’a cessé de s’allonger avec le temps, englobant tour à tour La France insoumise (LFI), l’Unef, la Ligue de l’enseignement, celle des droits de l’homme, mais aussi quelques journalistes, dont ceux de Mediapart, à qui Manuel Valls, dans une ode toute personnelle à la liberté d’expression et de la presse, a dit un jour vouloir « faire rendre gorge ».
« Je ne réponds pas à Libé », a-t-il indiqué plus récemment, lui qui n’a en revanche eu « aucun problème », là encore, à accorder un entretien à l’hebdomadaire d’extrême droite Valeurs actuelles, en juin 2020, pour évoquer le « péril islamo-gauchiste » et déplorer « la guerre entre races ». Tout comme il n’avait eu « aucun problème », un an plus tôt, à défiler avec l’extrême droite espagnole. « J’ai tout de suite pensé que ma place était ici, sans complexe », expliquait-il au sujet de cette manifestation contre le gouvernement socialiste de Pedro Sánchez. C’est aussi « sans complexe », à en croire Philippe de Villiers, qu’il aurait contacté ce dernier afin d’échanger des vues communes sur « les urgences déterminantes pour la survie du pays ».
Il y a encore un an, lorsqu’on l’interrogeait sur ce qu’il dirait si jamais Emmanuel Macron lui demandait de rejoindre le gouvernement, Manuel Valls avait refusé de répondre à cette question, affirmant sur RTL : « Je ne veux pas être ridicule. » Son retour en France, sa capacité de penser qu’il n’est pas grotesque et sa volonté désormais assumée de « jouer un rôle dans la campagne présidentielle de 2022 » sont le fruit d’un échec collectif. Un échec médiatique d’abord, porté par tous ceux qui, dans un réflexe stockholmois, ont continué à lui offrir un boulevard d’expression sur ses marottes, alors même qu’il avait été désavoué par les urnes et s’était retiré de la vie politique française.
Pendant trois ans, la machine a été régulièrement alimentée. Une polémique sur le port du voile ? On appelle Manuel Valls. Une autre sur l’usage du mot « ensauvagement » ? On appelle Manuel Valls. Une autre encore sur la laïcité – enfin, sur l’islam ? On appelle Manuel Valls. Une énième sur les réunions en non-mixité ? On appelle Manuel Valls. Une dernière sur le « séparatisme » ? On appelle Manuel Valls.
Il y a quelques jours encore, l’ancien premier ministre était même invité par Le Figaro à donner son avis très « loyaliste » sur le processus de décolonisation en Nouvelle-Calédonie, alors même qu’il avait abandonné, en 2018, la présidence d’une mission parlementaire sur le sujet, deux mois avant la tenue d’un référendum historique.
Un échec politique ensuite, rendu possible par un Parti socialiste sans repères et un pouvoir macroniste jouant avec le feu. Une classe politique d’égarés, qui n’hésite plus à boxer dans la même catégorie que le Rassemblement national (RN). « À un an de la présidentielle, dans le contexte de poussée du Rassemblement national, une personnalité comme Valls peut avoir une réelle utilité », estime d’ailleurs sans honte un proche d’Emmanuel Macron dans les colonnes du Parisien, quand Marlène Schiappa, ministre déléguée chargée de la citoyenneté, et Amélie de Montchalin, ministre de la transformation et de la fonction publiques, s’affichent à ses côtés sur Twitter.
Le simple fait que ce dernier possède encore assez de légitimité pour être reçu sous les ors de la République par des ministres en mal de colonne vertébrale, alors même qu’il n’a cessé de retourner sa veste et de se couler dans l’agenda idéologique de l’extrême droite, en dit long sur la situation politique dans laquelle nous nous trouvons.
Car le retour de Manuel Valls et la possibilité que lui offrent certains de « peser » dans le débat public, voire de s’imaginer un nouveau destin national, n’a rien d’anecdotique. Comme un signe de l’air du temps, il s’inscrit dans un contexte plus général où la perte des valeurs, la démagogie, le brouillage des lignes, l’oubli des fondamentaux et le cynisme politicien règnent désormais en maîtres. C’est dans ce clair-obscur qu’il surgit.
Par La rédaction de Mediapart