Historiquement, le problème originel du Qatar est celui de la grenouille de La Fontaine, qui voulait se faire aussi grosse que le bœuf.
Dans la bousculade actuelle de publications plus ou moins commandées et financées sur le sujet, si on ne devait lire qu’un seul livre sur le Qatar, c’est celui-là*: une vraie enquête, de vraies révélations et une analyse politique et géopolitique pertinente. Après avoir lu ce beau livre – très bien écrit -, ce qui n’est pas la loi du genre pour ce type d’ouvrage, on comprend mieux pourquoi ce petit carré de désert et ses 150 000 habitants – création du colonialisme britannique -, rachète le PSG, finance des plans de sauvetage pour nos banlieues, soutient notre marché immobilier et prends des participations dans le capital de sociétés stratégiques comme Total, EADS, etc…
Historiquement, le problème originel du Qatar est celui de la grenouille de La Fontaine, qui voulait se faire aussi grosse que le bœuf. D’obédience wahhabite (la composante la plus conservatrice et réactionnaire de l’islam sunnite), la dynastie qatarie régnante a toujours été en concurrence avec celle des Saoud, qui exerce sa dictature sur l’Arabie voisine depuis 1932. Assis sur les plus grands gisements de pétrole et de gaz du monde, les uns et les autres ont toujours usé et abusé de la « diplomatie du chéquier » dans une double perspective : acheter la paix sociale et politique chez eux, tant auprès des minorités ethnico-religieuses qu’auprès d’une jeunesse d’autant plus remuante qu’elle est désormais formée dans les meilleures universités occidentales.
Ainsi, on assiste traditionnellement à une surenchère théocratique entre Riyad et Doha sur le mode de « plus wahhabite que moi tu meures… ». Jusqu’au début des années 2000, cette inflation de fanatisme religieux s’exerçait surtout à destination des pays du monde musulman, en Asie – ciblant notamment l’Indonésie, les Philippines, la Malaisie et Singapour -, ainsi que l’Afrique. Il s’agissait – et il s’agit toujours – de contrer les velléités d’expansion de l’islam chi’ite et des prétentions que Téhéran nourrissait d’exporter sa « révolution islamique » dès la fin des années soixante-dix. Depuis la fin de la Guerre froide, ayant renouvelées leur alliance stratégique avec les Etats-Unis et, de manière plus discrète, avec Israël, ces monarchies wahhabites s’intéressent de très près aux diasporas et aux communautés musulmanes d’Europe, du Canada et d’Amérique latine.
Engagée au Sahel, notamment au Mali, comme en Syrie et en Europe, cette course à l’influence théologico-politique donne actuellement plutôt l’avantage au Qatar sur l’Arabie saoudite. Deux rationalités confortent ainsi momentanément la grenouille contre le bœuf : vieillissant et malade, le roi Abdallah d’Arabie saoudite n’incarne plus vraiment un leadership wahhabite d’avenir. Les conflits de succession entre les clans Chamar et Sudeïri fragilisent l’influence saoudienne et le petit Qatar peut ainsi s’engouffrer dans la brèche avec le double soutien de Washington et Tel-Aviv.
Mais en ouvrant l’antenne d’Al-Jazeera aux prédicateurs sunnites les plus radicaux, Doha a surtout compris tout l’intérêt qu’il pouvait tirer de la Confrérie des Frères musulmans qui disposent de puissants relais associatifs et « humanitaires », y compris dans les pays européens. Craignant que les Frères ne prennent trop d’importance dans la péninsule arabique, Riyad préfère continuer à financer – ici et là – des groupes salafistes plus petits donc plus malléables. Même si ces derniers sont majoritairement issus de la Confrérie des Frères musulmans qui reste la maison mère de l’islam sunnite radical, ces différents groupes – hormis leurs capacités de nuisance armée – poursuivent la construction d’une Oumma mythique, improbable communauté mondiale de tous les croyants, tandis que les Frères prétendent exercer le pouvoir, non seulement en Tunisie, en Libye, en Egypte, au Yémen et en Syrie… mais aussi en Arabie saoudite et dans les autres émirats.
L’autre obsession du Qatar concerne l’après pétrole. Judicieusement orienté par les meilleurs agences anglo-saxonnes de conseil, le vilain petit Qatar s’est d’abord attaqué aux sports – champ global et consensuel -, avant de s’en prendre à la presse, l’immobilier, la culture et aux industries stratégiques comme celle des secteurs de l’énergie, de l’aéronautique et de l’armement.
Enfin, et ce qu’on ne lira dans aucun journal, mais qu’on comprend aussi en lisant Jacques-Marie Bourget et Nicolas Beau, c’est que l’émir du Qatar s’ennuie énormément. Après avoir tout essayé : la chasse au faucon, l’alcool, les femmes, les voitures, la drogue et les jeux vidéo… c’est tellement plus rigolo de jouer au monopoly géopolitique sur la scène internationale. C’est tellement plus excitant d’être reçu par les grands de ce monde et d’acheter ce qui leur reste de crédibilité diplomatique et de conscience morale. C’est notamment en finançant la libération des infirmières bulgares emprisonnées en Libye que l’émir du Qatar a ainsi pu bénéficier d’une exemption fiscale sur toutes ses transactions immobilières réalisées en France. Alors pourquoi se priver…
Présenter comme le symbole de l’émergence d’un monde « multipolaire » (il faut quand même oser) par quelque Bouvard et Pécuchet trop naïfs sinon corruptibles, l’actuelle réussite du Qatar présente, tout au contraire, le plus beau des symptômes de l’importance et de l’omniprésence de l’argent dans les relations internationales d’aujourd’hui. Son arrogance de nanti est à l’image de nos élites politico-administratives, de la crise de nos démocraties, de notre perte du sens de la morale, du courage et de l’honneur…
Richard Labévière
5 mai 2013
Source : https://www.espritcorsaire.com/?ID=71/Richard_Labévière/Un_«_Vilain_petit_Qatar_»_:_cet_ami_qui_nous_veut_du_mal…
* Nicolas Beau et Jacques-Marie Bourget : Le vilain petit Qatar – Un ami qui nous veut du mal. Editions Fayard, 19 euros, avril 2013.