Dix ans après leur ouverture, les négociations pour la signature des accords de partenariat économique (APE) entre l’Union européenne et les pays d’Afrique, des Caraïbes et du Pacifique sont dans l’impasse. L’enjeu est de remplacer par le libre-échange le régime non réciproque et préférentiel de l’accord de Cotonou, contraignant surtout les États ACP à ouvrir leur marché.
Le 13 septembre 2012, le Parlement européen a repoussé de deux ans l’ultimatum lancé en 2011 par le commissaire européen au Commerce, Karel De Gucht. À l’époque, ce dernier avait menacé de suspendre à partir du 1er janvier 2014 l’accès préférentiel libre de droits et de contingents au marché européen aux dix-huit États ACP qui n’avaient pas ratifié ces accords. Sont particulièrement concernés sept pays à revenu intermédiaire inférieur (Cameroun, Côte d’Ivoire, Fidji, Ghana, Kenya, Swaziland et Zimbabwe) qui verront automatiquement leur accès dégradé au niveau du régime de préférences spéciales généralisées (PSG) moins avantageux que le régime actuel. Cela signifie que ces pays recevront un traitement équivalent à celui des grands pays émergents comme l’Inde, le Brésil ou la Chine, explique Achille Bassilekin, secrétaire général adjoint du groupe ACP. Et qu’ils seront dans l’incapacité d’affronter cette concurrence à des conditions égales de compétitivité. Les exportateurs de produits semi-finis qui entrent dans la fabrication du cuir figurent parmi les premiers concernés.
« L’impact peut être grave. Les APE devaient être un instrument d’accès accru au marché communautaire, mais ce ne sera plus le cas. En outre, le processus d’intégration régional va être davantage désarticulé parce qu’on va se retrouver dans un même espace, comme la Communauté économique et monétaire de l’Afrique Centrale (Cemac), avec plusieurs régimes douaniers. Certains vont se voir appliquer par l’Union européenne (UE) l’initiative “tout sauf les armes” (TSA), d’autres le régime des PSG, et d’autres encore, qui ont conclu dans la précipitation un APE, se verront appliquer le régime post-Cotonou », poursuit Achille Bassilekin. De surcroît, la Namibie, le Botswana, le Nigeria, la Guinée Équatoriale et l’Angola, qui n’ont encore signé aucun accord avec Bruxelles, risquent de perdre tout régime préférentiel avec l’UE.
Grâce au vote du Parlement européen, les Africains disposent toutefois d’un sursis. Le député travailliste britannique David Martin, à l’origine de la décision, estime ce délai de quatre ans « plus réaliste », ajoutant : « Aucun pays ACP ne devrait être obligé de signer un accord insatisfaisant. Certains pays africains perçoivent l’empressement de la Commission comme une lourde pression exercée sur eux pour les contraindre à accepter des accords de partenariat insatisfaisants. Ce n’est pas le genre de relation que nous devrions avoir avec les ACP dans les domaines du commerce et du développement. »
Pour Mohamed Ibn Chambas, le secrétaire général du groupe ACP, le vote du Parlement européen est une décision « sage » parce que ce processus de négociations est complexe et peut avoir de lourds impacts sur les économies des pays concernés. Il exige des discussions prudentes et minutieuses, sans la pression de dates butoirs déraisonnables. Et de conclure en espérant que la Commission européenne suivra la recommandation du Parlement de faire preuve de flexibilité, afin que puissent être résolues les questions les plus controversées.
Au nombre de celles-ci, énumère l’ONG britannique Traidcraft, qui préconise la lutte contre la pauvreté grâce au commerce, figurent les défis que ne semblent pas relever l’UE : le chômage élevé, la vulnérabilité aux chocs externes, l’économie insuffisamment diversifiée, l’insécurité alimentaire et le manque d’investissement dans la production agricole et les infrastructures des pays africains. Cette analyse s’appuie notamment sur l’opinion de l’ancien président tanzanien Benjamin Mkapa, selon laquelle les Africains ne peuvent pas continuer à exporter indéfiniment une gamme très étroite de produits essentiellement primaires et importer des produits finis. Il préconise de travailler dur pour produire de la nourriture et industrialiser l’économie.
Le problème est que, dans leur configuration actuelle, les APE sont conçus de manière à maintenir les pays africains comme des fournisseurs perpétuels de matières premières et pour éroder leurs efforts d’industrialisation, a analysé le chef de programmes de l’ONG Third World Network, Tetteh Hormeku, lors d’une conférence organisée le 1er octobre dernier à Accra par l’Economic Justice Network (EJN). En outre, la libéralisation couplée au refus européen de démanteler le système de subventions aux exportations agricoles a déjà conduit à la disparition de beaucoup de producteurs africains en tant qu’agents économiques, poursuit l’économiste ghanéen, appelant l’assistance à se méfier des APE.
L’exigence européenne d’une libéralisation tarifaire de 80 % des échanges et de l’abolition des taxes à l’exportation aura un impact négatif sur les recettes des États, mais aussi sur les producteurs locaux, avertit Tetteh Hormeku. Et Traidcraft renchérit en déplorant la réticence de l’UE envers l’adoption par ses partenaires africains de clauses de sauvegarde pour protéger leurs industries naissantes. Curieusement, les partisans du libre-échange à tous crins de la Commission, qui vantent volontiers les performances actuelles de la Corée du Sud, oublient de mentionner que c’est en érigeant des barrières douanières pour protéger ses chaebol (conglomérats) que sont nés les empires comme Hyundai ou autres. Et ce sont les mêmes eurocrates qui entament des procédures anti-dumping contre la Chine. Adeptes du libéralisme avec l’Afrique, ils se muent en chantres du protectionnisme contre l’Asie…
La volonté européenne de libéraliser les marchés publics des pays ACP, qui voudraient au contraire les préserver pour encourager le secteur national, est également critiquée tant par Traidcraft que par Tetteh Hormeku. L’ONG britannique constate que le modèle proposé par la Commission européenne revient à promouvoir une intégration économique entre l’UE et l’Afrique, au détriment de progrès de l’intégration régionale africaine. Dans ce contexte, le Kényan Erastus Mwencha, vice-président de la Commission de l’Union africaine, résume le point de vue de beaucoup de monde en concluant : « Notre avantage à nous, Africains, est l’intégration régionale. Est-ce que les APE peuvent nous aider à intégrer nos marchés ? En fait, ils vont plutôt nous bloquer. Je ne pense pas qu’ils représentent une priorité pour l’Afrique. »