Le président Trump a fait de « l’alliance » avec l’agitateur qu’est l’Arabie saoudite, une pièce centrale de sa politique étrangère chaotique. Mais les dernières manœuvres pour le pouvoir à Ryad pourraient provoquer des tensions inattendues, d’après Paul R. Pillar, ex-analyste à la CIA.
Un pays étranger peut être un partenaire problématique pour les États-Unis et ce pour deux raisons principales, qui s’appliquent toutes deux à l’Arabie saoudite. La première concerne la politique étrangère de ce partenaire, qui peut aller de peu judicieuse à totalement immorale, voire attirer les USA dans des conflits où ils ne sont pas ou ne devraient pas être impliqués.
La guerre calamiteuse menée par l’Arabie saoudite au Yémen est actuellement l’exemple le plus frappant de ce type de problème. Plus récemment, il y a eu l’offensive économique et diplomatique contre le Qatar. Offensive qui a fait vaciller les aspirations de l’administration Trump concernant la sécurité de la région et qui, cette semaine, a conduit le département d’État [équivalent du ministère des Affaires étrangères, NdT] à émettre des remontrances embarrassées.
Le second problème peut être une fragilité interne qui fait courir le risque au régime étranger de s’effondrer soudainement. Ceci impliquerait que non seulement le partenariat avec les USA s’effondrerait également mais qu’il y aurait également le risque potentiel que le partenariat privilégié des États-Unis avec l’ancien régime leur vaille l’animosité durable des nouveaux dirigeants et de la population mécontente après avoir soutenu le changement politique.
Pour trouver un exemple de cette dynamique, il suffit de regarder de l’autre côté du golfe Persique. L’association étroite des États-Unis avec le Shah d’Iran a alimenté de manière substantielle, après la révolution, l’anti-américanisme en Iran. Même après l’éviction du Shah, son admission sur le sol américain pour suivre un traitement médical a immédiatement déclenché la prise de l’ambassade américaine à Téhéran et la crise des otages, qui a duré plus d’un an.
L’association des États-Unis avec le régime des Saoud, si ancienne et considérée comme tellement acquise qu’elle est habituellement qualifiée « d’alliance », fait oublier à quel point ce régime est anachronique et combien une organisation aussi moyenâgeuse est fragile dans le contexte du XXIe siècle. Une famille royale élargie, qui a donné son nom au pays (imaginez si le Royaume-Uni s’appelait « Angleterre Windsor »), bénéficie de rentrées d’argent énormes mais non décomptées publiquement, émanant de la richesse pétrolière du pays. Cette richesse est depuis de nombreuses années un facteur essentiel pour acheter la complaisance et la soumission de la population, bien que de temps à autre, quelques faits émergent, comme l’origine saoudienne de la plupart des terroristes du 11 Septembre 2001, qui indiquent que tout n’est pas clair sous cette complaisance de surface.
Outre le fait de se reposer sur ce que l’argent du pétrole peut acheter, le régime a aussi énormément misé sur les sanctions religieuses pour asseoir sa légitimité. Cette dépendance repose en partie sur un accord avec les oulémas (docteurs en droit musulman) et le clergé, ce qui maintient dans le pays des règles anachroniques comme le fait que les femmes ne soient pas autorisées à conduire.
Le risque de succession
La grande taille de la famille royale signifie non seulement de gros détournements d’argent mais aussi un potentiel significatif de divisions internes. Le plus gros, et certainement le plus délicat des problèmes demeure la succession du chef. Le fondateur du Royaume des Saoud, Abdulaziz Ibn Saoud, a laissé un plan successoral étrange, le trône allant d’abord entre les mains d’un de ses aînés, puis passant ensuite de frère en frère (ou demi-frère), parmi les fils d’Abdulaziz.
Comme il avait plus de trois dizaines de fils, cet arrangement pouvait durer longtemps. Mais tout le monde savait que le royaume finirait par manquer de fils, même dans le cas du fécond Abdulaziz, et que le trône devrait passer à la génération d’après. Les fils et les petits-fils d’Abdulaziz ont sûrement eu des différences d’opinions et des préférences sur celui qui, dans la génération suivante, devait récupérer le trône. L’instabilité latente peut conduire à des conflits ouverts si les membres insatisfaits de la famille régnante trouvent le moyen d’exploiter le mécontentement de la population.
Le roi Salman, âgé et dont visiblement les facultés déclinent, a opéré un changement singulièrement audacieux qui, combiné à ses manœuvres des deux années écoulées, a installé son fils préféré, Mohammed ben Salmane (MbS) comme son successeur au trône.
C’est la deuxième fois que Salman a mis sur la touche un prince héritier pour favoriser MbS dans la ligne successorale. La première victime a été le demi-frère de Salman, Murquin. La deuxième, son neveu Mohammed ben Nayef (MbN), a aussi perdu son poste de ministre de l’Intérieur.
Avec tout ce qu’a fait le roi Salman dans sa carrière, la plupart du temps comme gouverneur de Ryad, à quoi s’ajoute un rôle informel de chef de famille, il pouvait bénéficier de la force donnée par le fait d’être un des « sept Soudayri ». Il s’agit d’une alliance entre frères qui incluait le roi Fahd, le ministre de la Défense Sultan, et Nayef, le père de MbN et également son prédécesseur au ministère de l’Intérieur, tous trois aujourd’hui décédés. Mais sa dernière manœuvre, Salman l’a faite pour son propre compte, car MbN fait aussi partie de la branche Soudayri de la famille.
Mettre en scène l’unité
Le régime a mis en scène son unité, en annonçant que 31 des 34 membres du conseil d’allégeance, un organe familial supposé délibérer sur les questions successorales, ont approuvé le dernier changement. Une image a été publiée montrant MbS embrassant la main de MbN, lequel aurait juré d’être loyal au nouveau prince héritier. Les membres de la famille ont un intérêt commun à ne pas faire de vagues qui pourraient hypothéquer leurs énormes privilèges et leur richesse personnelle.
Mais beaucoup d’autres membres de la famille royale se demandent sûrement : avec tous les fils et les petits-fils d’Abdulaziz parmi lesquels on peut choisir, pourquoi Salman devrait-il faire tout seul, de son fils favori, son successeur désigné ?
Ce n’est pas comme si MbS, âgé de 31 ans, avait avant que son père ne le catapulte, une expérience qui le distinguait dans la foule de la famille royale. L’initiative la plus distinctive et la plus conséquente prise par MbS depuis qu’il a commencé à acquérir un pouvoir exceptionnel a été la guerre au Yémen, un désastre. L’agressivité et le bellicisme dont MbS a fait preuve vis-à-vis de l’Iran, et maintenant du Qatar, présentent tous les ingrédients d’aventures régionales supplémentaires et coûteuses.
MbS tient de beaux discours sur les réformes internes, avec son programme baptisé « Vision 2030 », mais il reste à voir s’il aura de meilleures idées que ses aînés et prédécesseurs pour concilier la modernité avec les exigences archaïques de l’establishment religieux, sur lequel repose la légitimité du régime Saoud. Il faudra aussi voir s’il offre des solutions efficaces pour sevrer une société où le pétrole est une sinécure et pour gérer le mécontentement créé par un tel choc. Le père de MbS pourrait l’avoir engagé dans des échecs suffisamment cuisants pour , une fois qu’il [le père] aura disparu, déchirer le tissu des intérêts partagés de la famille royale.
L’inconvénient pour les États-Unis n’est pas seulement d’avoir perdu, en la personne de MbN, une contrepartie respectée et expérimentée sur les questions de sécurité. Ce n’est pas non plus, la perspective, même très grave, d’être impliqués dans de nouvelles erreurs désastreuses comme le Yémen. C’est plutôt le fait que les jeux de pouvoir de Salman, pour le compte de sa famille nucléaire, n’ont rien fait pour réduire, et pourraient même avoir accru, le risque pour nous de nous réveiller un beau jour pour découvrir que l’Arabie saoudite n’est pas, dans la région du golfe Persique, le partenaire stable que nous pensions qu’il était. C’est aussi ce que nous pensions à propos du Shah d’Iran.
Paul R. Pillar, durant ses 28 années à la CIA, est devenu l’un des meilleurs analystes de l’agence.
Source : Paul R. Pillar, Consortium News, 22-06-2017
Traduit par les lecteurs du site www.les-crises.fr. Traduction librement reproductible en intégralité, en citant la source.