La guerre froide est-elle revenue, qui nous imposa de nous opposer à l’expansionnisme stalino-soviétique ?
Les tanks et les avions de l’armée ukrainienne tentent d’écraser le mouvement séparatiste de l’est du pays sous les bombes. Le gouvernement de Kiev recourt, contre son propre peuple, aux mêmes méthodes que l’on a reproché à Bachar el-Assad d’utiliser contre la rébellion syrienne, il a la même façon de dialoguer avec l’insurrection que Nikita Khrouchtchev et le maréchal Boulganine, en 1956, avec la Hongrie soulevée contre le régime communiste et l’occupation étrangère. Ce type de répression – anachronique en Europe – a conduit, par un étrange détour, le pouvoir révolutionnaire émané de la place Maïdan et soutenu par l’Occident à comparer la Russie de Poutine à feue l’URSS et, pendant qu’on y était, son président à Hitler en personne. Cette antienne obsédante, reprise à l’envi par la plupart de nos médias et, ce qui est plus grave, par les chancelleries des pays sous influence américaine (en particulier par l’Union européenne), vise à faire oublier les données de base du problème ukrainien et à noyer le poisson dans une indignation de commande.
De quoi s’agit-il, en réalité ? Après que la débâcle du gouvernement de l’oligarque corrompu Ianoukovitch et de son entourage eut entraîné son remplacement par de nouvelles équipes, aussi peu recommandables que les précédentes, et l’élection du président Porochenko, roi du chocolat et nouvel homme fort de ce pays faible, il apparut que l’Ukraine était profondément divisée, ethniquement, culturellement, linguistiquement, économiquement et politiquement entre les régions de l’Ouest, plus tournées vers l’Union européenne, et les régions de l’Est, où dominent le sentiment d’appartenance à la Russie ou au moins un tropisme russophile extrêmement prononcé.
Ce mélange explosif appelait de toute évidence un maniement précautionneux. Au lieu de quoi les nouvelles autorités – contestées – de Kiev, poussées au pire, poussées au crime par la diplomatie américaine et celle des pays satellites des États-Unis, dont la France, ont multiplié les provocations et les incitations à la violence avant de passer, et de quelle manière, à l’action. Il y eut d’abord l’abolition de statut du russe comme deuxième langue officielle. Il y eut ensuite les démarches entreprises en vue d’intégrer le plus vite et le plus complètement possible l’Ukraine à l’Union européenne et ultérieurement à l’Otan (Organisation du traité de l’Atlantique Nord – sic !), créée en 1949 avec pour seule raison d’être d’opposer une alliance politique et militaire au bloc soviétique soudé par le pacte de Varsovie. Alors que le parti pro-russe, encouragé, soutenu, largement conseillé et armé par Moscou, basculait dans le séparatisme, alors qu’il aurait fallu organiser la consultation libre et régulière de l’ensemble de la population ukrainienne pour lui laisser choisir entre l’unité nationale, le fédéralisme ou la sécession d’une partie de cet État dont l’indépendance et les frontières ne remontent qu’à vingt-cinq ans, Kiev a opté pour l’épreuve de force, ce qui n’aurait pas été le cas si le nouveau gouvernement ukrainien n’avait été non seulement cautionné mais excité par les puissances occidentales dont on ne dira jamais assez la lourde responsabilité dans la dégradation de la situation.
Au prétexte que la Russie, voisine de l’Ukraine dont l’histoire fut au cours des siècles si largement liée à la sienne, se préoccupait de trop près de ce pays trop proche, il fut décidé sur les rives du Potomac, de la Seine et de la Spree, au nom du droit des grands de se mêler des affaires qui ne les regardent pas, de « sanctionner » la Russie. Il fut décidé à Kiev de régler par la force, au nez et à la barbe de Moscou, le cas des Républiques autoproclamées du Donetsk et de Lougansk.
En quelle année vivons-nous ? La guerre froide est-elle revenue, qui nous imposa de nous opposer à l’expansionnisme stalino-soviétique ? Est-il indispensable, alors que l’islamisme menace autant la Russie que les pays occidentaux, de créer un nouveau front face à la Russie ? Est-il raisonnable et justifié de gravir de nouveaux degrés dans l’imbécile escalade de « sanctions » qui, quoi que l’on ait dit, appellent et ne pouvaient qu’appeler à des sanctions boomerang dans une surenchère également nuisible aux deux parties ? Est-il de notre intérêt, est-il de l’intérêt de la paix en Ukraine et ailleurs de mettre la Russie de Poutine au pied du mur et de ne lui laisser le choix qu’entre la plus humiliante et la plus déstabilisatrice des reculades et le recours à la force, jusqu’ici par bonheur évité, pour répondre à la force ? Est-il humainement et politiquement concevable que la Russie, la larme à l’œil et l’arme au pied, laisse écraser ceux qui se sont soulevés en son nom et sous sa protection ? Que veut-on à la fin ? Autant désigner franchement par son nom ce qui risque, par notre faute, de nous tomber dessus un de ces quatre matins, comme si les conflits déjà en cours de par le monde ne nous suffisaient pas. Cela s’appelle la guerre.
Journaliste et écrivain, Dominique Jamet a présidé la Bibliothèque de France et a publié plus d’une vingtaine de romans et d’essais.
Source : Boulevard Voltaire