Dans les années 1930, il était de bon ton, en paraphrasant Lénine, de dire : « Le communisme, c’est les Soviets plus l’électricité ». Aujourd’hui, la Homeland Security voulue par les néo-conservateurs américains, c’est la chasse aux sorcières plus l’informatique. L’un n’est pas plus respectable que l’autre.
À la mi-janvier 2014, un « Legal attaché » du FBI auprès d’une ambassade des États-Unis dans un pays européen a fait à l’un de ses correspondants de presse (voir TTU n°918 du 22/01/2014) la déclaration suivante : « Au cours de ces deux dernières années, un peu moins d’une centaine de citoyens américains se sont rendus en Syrie pour combattre le régime de Bachar al-Assad. Ce qui nous inquiète le plus est leur retour aux États-Unis. En effet, d’après nos services, certains d’entre eux auraient été recrutés, radicalisés et instrumentalisés par des groupes djihadistes de la mouvance Al-Qaïda. Informations corroborées par d’autres services occidentaux. Bon nombre de volontaires djihadistes sont toujours en Syrie. Malheureusement, parmi ceux rentrés aux États-Unis, les premiers n’ont pas été identifiés et ont donc pu échapper à toute surveillance. Depuis, nos services, en collaboration avec d’autres agences rattachées au Homeland Security Department et à la CIA, s’efforcent de les identifier avant ou dès leur retour. Le monitoring de ces individus est devenu une de nos priorités. En fait, notre crainte majeure est une métastase de la menace terroriste sur le sol américain ».
Les observateurs avertis verront dans cette déclaration une bonne et une mauvaise nouvelle. La bonne nouvelle est qu’avec seulement une centaine de leurs ressortissants à avoir rejoint les bandes djihadistes, les États-Unis se situent loin derrière l’Europe occidentale qui avec environ 1500 volontaires fournit pratiquement 10 % des effectifs étrangers engagés aux côtés des rebelles islamistes en Syrie. C’est plutôt rassurant. Cela témoigne de sa cohésion nationale pour le pays qui a déclaré il y a 13 ans une « guerre globale à la terreur » et tient l’ensemble du monde musulman sous une loi permanente des suspects. La mauvaise est évidemment qu’un certain nombre de djihadistes avérés, motivés et formés au combat résident incognito sur son sol après avoir été faire du tourisme de la violence aux côtés de ces ennemis déclarés de l’Amérique.
Et cette mauvaise nouvelle entraîne une cascade de questions troublantes. Les volontaires américains de la rébellion islamiste en Syrie n’ont rejoint les rangs des insurgés qu’à partir de 2011, soit dix ans après l’adoption du Patriot Act et le développement hallucinant des missions et pouvoirs assignés aux services de sécurité et de renseignements américains au nom de la lutte antiterroriste. Ce développement s’est traduit, on ne le sait que trop, par la mise sous surveillance de centaines de millions de communications sur toute la planète, par l’observation permanente du comportement de dizaines de millions de citoyens dans le monde entier, y compris de chefs d’États alliés des États-Unis, par des contraintes quotidiennes imposées aux citoyens américains qui s’étendent jusqu’à la surveillance de leurs lectures dans les bibliothèques publiques soigneusement compilées par des archivistes à lunettes dans les fichiers du FBI et de la Sécurité nationale.
Mais, comme on dit vulgairement : « Tout ça pour ça ? » Tant d’énergie, de technologie, de compétences et de beaux dollars dépensés pour finalement ne pas mieux voir – et même parfois moins bien – la dangerosité terroriste que n’importe qui. La NSA se justifie du recueil des métadonnées de 70 millions de communications de citoyens français en un mois fin 2012 en argumentant que leur analyse devait permettre de déceler les candidats hexagonaux à la violence djihadiste passés, présents et à venir. Outre qu’il n’apparaît pas que le service américain a transmis aux autorités compétentes françaises les résultats de ses recherches, on peut légitimement se demander pourquoi il n’applique pas d’abord sa remarquable technicité à son propre territoire pour y repérer les volontaires américains de retour de Syrie malencontreusement égarés par le FBI. Il est vrai que la même technologie n’avait pas plus permis de déceler la dangerosité des frères Tsarnaev de Boston qui multipliaient pourtant les consultations de sites internet islamistes et les communications téléphoniques en direction de zones problématiques du Caucase. De même l’envahissant système de renseignement technologique américain qui collectionne à grande échelle les données personnelles des réseaux sociaux, des systèmes de géolocalisation et même des jeux en ligne ne semble pas avoir permis d’anticiper ou de prévenir les délires des tueurs fous qui sévissent régulièrement dans les écoles, les universités ou les centres commerciaux du territoire américain et dont la dérive, le cheminement et comportement sont très voisins de ceux des adeptes occidentaux ou occidentalisés de la violence salafiste.
On objectera à juste titre qu’aucun filet n’a de mailles assez fines pour intercepter toutes les déviances. C’est parfaitement exact. Mais alors pourquoi se doter d’un filet de centaines de kilomètres de large qui attrape tout et n’importe quoi en détruisant le fond marin plutôt qu’un filet de quelques dizaines de mètres posé au bon endroit ? Constant dans l’erreur, l’appareil sécuritaire américain continue en une quête vouée d’avance à l’échec de s’intéresser au « comment » des menaces plutôt qu’à leur « pourquoi ». Si on recherche comment une menace peut être exercée, il faut alors mettre la planète entière sous surveillance car chaque individu peut théoriquement être considéré comme potentiellement menaçant puisqu’il peut interagir négativement avec son environnement. En revanche s’intéresser au « pourquoi » permet de discriminer dans la masse indistincte les individus dont l’interaction peut être menaçante.
L’administration américaine chargée de la sécurité aérienne s’est félicitée récemment de son éminente contribution à la lutte antiterroriste pour avoir en 2013 intercepté et saisi 1800 armes à feu dans les bagages de passagers s’apprêtant à embarquer dans des avions des lignes intérieures. C’est bien et salutaire, quoiqu’assez peu surprenant dans un pays où on compte en moyenne cinq armes à feu par foyer. Mais surtout, il apparaît que parmi ces 1800 cas, aucune des personnes qui détenaient ces armes à l’embarquement pour des raisons variées – au premier rang desquelles l’habitude ou la distraction – n’avait l’intention de s’en servir à bord ou n’envisageait une action violente. Prévenir l’introduction d’armes à feu à bord des aéronefs est parfaitement louable mais ne constitue pas en soi une contribution pertinente à l’antiterrorisme. En matière de criminalité – dont le terrorisme n’est qu’une forme particulière – ce ne sont pas les objets qui comptent mais les intentions et les motivations des individus qui les détiennent, éléments que le « dragage » planétaire de données techniques par les agences de renseignement américaines peinent à identifier.
Après l’audition par le Congrès en octobre 2013 du chef de la NSA suite aux révélations d’Edward Snowden, le sénateur Udall, président de la commission d’enquête, a dû conclure : « La preuve ne nous a jamais été apportée que la collecte indifférenciée de données a fourni des renseignements de valeur ayant conduit individuellement à déjouer des attentats ».
La diversification, le gigantisme, la logique d’entreprise, le coût et les impératifs de productivité de l’appareil de sécurité américain qui compte au moins 16 agences souvent rivales et concurrentes l’a conduit inexorablement à privilégier la quantité d’information – en général parfaitement mesurable – à la qualité des éléments recueillis dont l’appréciation est beaucoup plus subjective et malaisément quantifiable. Et il y a pire. Pour justifier cette inflation et les méthodes utilisées, cet appareil doit coûte que coûte identifier des adversaires quitte à les inventer comme au plus beau temps du Maccarthysme où le FBI ne voyait pas Cosa Nostra mais repérait partout des communistes dans un pays où ce parti n’avait jamais compté plus de quelques milliers d’adhérents. Jusqu’au jour où on s’est aperçu que la redoutable et redoutée cellule du parti communiste de Detroit était exclusivement composée d’agents du FBI infiltrés… Dans les années 30, il était de bon ton, en paraphrasant Lénine, de dire : « Le communisme, c’est les Soviets plus l’électricité ». Aujourd’hui, la Homeland Security voulue par les néo-conservateurs américains, c’est la chasse aux sorcières plus l’informatique. L’un n’est pas plus respectable que l’autre.
Les États-Unis restent une grande démocratie établie sur la séparation des pouvoirs et fondée sur l’individualisme de ses citoyens. Les élus du peuple, représentants et sénateurs, voisinant avec un appareil judiciaire hypertrophié assis sur un Himalaya procédural demeurent un rempart contre les excès de l’exécutif et surtout de son appareil sécuritaire devenu obsessionnel et compulsif, motivé par sa seule perpétuation, tout comme l’était John Edgar Hoover ou le roi Ubu guidé par la lueur de sa chandelle verte. Pour combien de temps ?
Diplômé en droit, sciences politiques et langues orientales (arabe), Alain Chouet a fait toute sa carrière à la DGSE. Il a servi en poste détaché dans les ambassades de France au Liban, en Syrie, au Maroc, en Belgique ainsi qu’à la Mission française près les Nations Unies à Genève avant d’occuper des fonctions de conseiller technique des directeurs de la stratégie et du renseignement avant d’être nommé chef du service de renseignement de sécurité, en charge du recueil du renseignement et de la mise en œuvre des contre-mesures dans les domaines de la criminalité organisée, l’espionnage et le terrorisme. Spécialiste des problèmes islamiques et des questions de sécurité, il a été consultant du Centre d’analyse et de prévision du ministère des Affaires étrangères et – depuis sa retraite en 2002 – a publié divers articles dans des revues et ouvrages spécialisés dont Maghreb-Mashrek, Politique étrangère, Questions internationales ou La Revue de Défense nationale. Dernier livre paru : Au cœur des services spéciaux : la menace islamiste, fausses pistes et vrais dangers, seconde édition augmentée. Éditions La Découverte, Paris, 2013.
Source : espricors@ire>
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