L’Atelier des médias est allé en Turquie pour enquêter sur la liberté d’expression dans le pays. Nous y avons découvert une presse instrumentalisée, des journalistes muselés, agressés, emprisonnés. Un pouvoir liberticide qui censure des milliers de sites internet dont, tout récemment, Twitter et Youtube. Nous avons vu un peuple divisé, inquiet. Une jeunesse urbaine révoltée qui continue plus de 10 mois après la mobilisation de Taksim de manifester régulièrement malgré une répression systématique et violente.
Politiquement affaiblis par la contestation du parc Gezi, en guerre contre la confrérie religieuse de Fethullah Gülen et empêtrés dans un scandale politico-financier, Recep Tayyip Erdoğan et son parti l’AKP, au pouvoir depuis 12 ans, multiplient les pressions contre les journalistes. Fin février, des enregistrements audio sont apparus sur internet. On y entend un premier ministre corrompu, malhonnête, usant de son pouvoir pour faire taire la presse. En 2013, 94 employés de médias ont été licenciés pour des raisons politiques. Pays pourtant loué pour sa modernité, puissance régionale incontestée et membre de l’OTAN, la Turquie se classe à la 154ème place sur 180 dans le classement mondial de la liberté de la presse. Un classement dû aux pressions dont sont victimes les journalistes. Plus largement, la liberté d’expression sur internet est en danger comme l’ont rappelé les blocages récents de Twitter et Youtube par le premier ministre.
Une presse « riche » mais muselée
Erol Önderoğlu est journaliste pour le site internet bianet.org et correspondant en Turquie de Reporters sans frontières (RSF). Il dresse le portrait sombre d’une presse pourtant foisonnante.
« Je pense avant tout qu’il faut parler d’une presse très riche, plus de 250 chaînes de télé nationales, régionales, départementales. Des milliers de radios qui émettent sur l’Anatolie. Plus de 2000 journaux dont 35 à l’échelle nationale. Nous avons des médias régionaux mais aussi des grands groupes, basés à Istanbul essentiellement, qui regroupent des sociétés qui opèrent dans différents secteurs. Le secteur de la construction, le secteur banquier, le secteur de l’automobile. »
Une collusion généralisée entre patrons de presse, industriels et pouvoirs publics nuisible pour le travail des journalistes, incapables de « produire un contenu indépendant, critique du gouvernement », affirme Erol Önderoğlu.
« On évalue à plus de 50 le nombre de journalistes et d’employés de média emprisonnés. »
Une pression également exercée par l’organe judiciaire et l’instrumentalisation des textes législatifs. Les lois anti-terroristes, contre la diffamation et l’insulte, sont tellement vagues que « le seul fait de critiquer la politique du premier ministre fait que le reporter ou le chroniqueur passe devant les tribunaux et peut être condamné à la prison », insiste le correspondant de RSF.
Virée pour un tweet
Sibel Oral, journaliste culture, a perdu deux fois son emploi en un peu plus d’un an pour ses opinions politiques. En janvier 2013, avec sept de ses collègues de journal Taraf, elle démissionne car la direction refusait les critiques contre l’action du gouvernement. En janvier 2014 elle est embauchée pour s’occuper du supplément culture du journal Akşam. Deux mois plus tard, elle est licenciée pour un tweet.
« On m’avait garanti qu’il n’y aurait pas d’intervention dans le contenu de mon travail. Pendant les deux premiers mois, je n’ai subi aucune pression. Je travaillais seule pour préparer le supplément du dimanche, Akşam Trend. Le dernier jour du mois de février, j’ai été invitée dans le bureau du coordinateur de l’information. (…) Il m’a reproché de publier des tweets critiquant Erdogan. Je ne comprenais pas la situation. Ceux qui me suivent sur Twitter et les réseaux sociaux savent très bien que je critique le gouvernement et son Premier ministre. J’ai demandé: est-ce que vous me virez ? Il m’a répondu que la décision provenait du président du groupe détenant le journal qui ne voulait plus de moi. C’était mon dernier jour à Akşam. J’ai récupéré mes livres et je suis partie. »
Des chaînes de télévision asphyxiées économiquement
Pinar Isik Ardor est directrice de l’information de la chaîne Cem TV. Elle dénonce les pressions subies par les télévisions prenant la forme de suspensions d’antenne, de fermetures de chaîne et de pertes de recettes publicitaires. « Notre situation économique n’est pas brillante, cela fait cinq mois que le personnel n’est pas payé », se désole la journaliste.
« Notre couverture des manifestations de Gezi nous a valu des suspensions et des amendes injustes. Aujourd’hui, on sait qu’il y a eu des interventions directes de l’AKP et de son leader, le Ppremier ministre Recep Tayyip Erdogan, pour dissuader les médias de couvrir la révolte populaire de Gezi. »
Le pouvoir de la confrérie religieuse de Fethullah Gülen
Ahmet Sik est journaliste indépendant. Il est l’auteur de l’Armée de l’imam, un livre sur la main mise de la confrérie religieuse de Fethullah Gülen sur l’appareil d’Etat. Au cours de son enquête, il a fait les frais de sa curiosité. Impliqué dans le cadre des procès « Ergenekon », le journaliste est accusé de terrorisme. Il est emprisonné, sans justification, pendant 13 mois.
« L’intention de la justice était de n’autoriser aucun article, aucune couverture sur les irrégularités produites lors des procès Ergenekon. Tous ceux qui se sont opposés à ces irrégularités, qui ont tenté de les dénoncer se sont vus transformés en accusés. En plus de ma personne, cela a été le cas pour de nombreux journalistes, de nombreux avocats, notamment un procureur qui s’appelait Ilan Cihaner »
Ahmet Sik va également être victime de violence policière lors de sa couverture des événements de Gezi. Il reçoit à deux reprises des tirs de grenade lacrymogène en pleine tête. « Je suis sûr que les deux tirs étaient intentionnels », affirme le journaliste.
Pas de presse libre sans protection juridique
Bayram Balci est journaliste pour le journal kurde Özgür Gündem. L’histoire de son média, obligé de changer de nom à plusieurs reprises et victime de la répression de l’État depuis sa création en 1991, rappelle que la violence subie par les journalistes turcs n’est pas nouvelle. Mais aujourd’hui encore, le journal a des employés emprisonnés.
« À partir des années 1990, lorsque les rebelles du Parti des travailleurs du Kurdistan, le PKK, affrontaient les forces armées turques, la presse kurde a payé un prix qu’aucune autre presse dans le monde n’a payé. Durant cette période il y eu 17 000 exécutions extra-judiciaires, 3 000 villages vidés par l’armée. Les grands médias turcs n’ont jamais parlé de cette situation, seule la presse kurde l’a fait. (…) Au lancement d’Özgür Gündem en avril 1991, dés la première semaine, une reporter a été assassiné en pleine rue. Les assassinats se sont multipliés dans les régions de Ceylanpinar, Mardin, Diyarbakir et Bitlis. On a perdu plusieurs journalistes dans ces régions là. »
Bayram Balci explique également que sa profession n’est pas protégée par la loi en Turquie.
« Sur la base des lois existantes, les procureurs, l’État peuvent suspendre à tout moment notre journal. Ils ont la base légale pour ça. (…) Tant que la profession n’a pas de protection législative, il n’y aura pas d’avancées réelles. »
La censure, également sur Internet
Ali Riza Keleş est développeur web et président de l’Association pour une informatique alternative. Face à l’impossibilité d’obtenir une information indépendante dans les médias traditionnels, de nombreux citoyens turcs s’emparent d’Internet. « Le peuple Turc utilise Facebook, Twitter et d’autres médias sociaux pour s’exprimer. Ils s’en servent massivement. Les gens écrivent ce que les grands médias n’écrivent pas », affirme Ali Riza Keleş. En réaction, le gouvernement a fait voter une loi liberticide en 2007 permettant « de bloquer des sites par décision de justice » précise le développeur.
« Pour nous, Internet est la principale source d’information donc c’est essentiel pour la population turque. Mais, comme vous le savez, l’Etat tente de le contrôler, de le censurer pour le garder sous sa coupe. De quelle manière? Il y a 7 ans, le gouvernement a fait voter une loi sur l’internet qui lui permettait de bloquer des sites par décision de justice et via la Haute instance des télécommunications. (…) Il n’y a pas de liste des sites bloqués mais nous estimons qu’il y en a 40000 en Turquie, même plus que 40000. Mais cela ne suffisait pas pour tout contrôler donc en février dernier, ils ont changé la loi pour pouvoir bloquer des sites plus facilement encore. »
Le 18 février dernier est adopté une nouvelle loi sur le contrôle d’internet. C’est en l’appliquant que Recep Tayyip Erdogan a décidé de bloquer l’intégralité de Twitter le 20 mars et Youtube le 27 mars. Demain Facebook ?
Source : Atelier des médias – RFI
https://atelier.rfi.fr/profiles/blogs/turquie-la-libert-d-expression-en-danger
(Crédits photos : Ziad Maalouf)