Selon le Comité de protection des journalistes, la Turquie est le premier pays au monde (devant la Chine et l’Iran) en termes de journalistes emprisonnés (soixante-huit à ce jour), sans compter les centaines d’autres qui sont poursuivis et en attente d’un jugement. Le pays occupe d’ailleurs une piteuse 154e place dans le classement de Reporters sans Frontières sur la liberté de la presse. Or la Turquie n’est pas un pays comme un autre : « Elle est candidate à l’adhésion à l’Union européenne (UE), elle est aussi notre alliée dans l’Otan, membre fondateur du Conseil de l’Europe et donc signataire de la Convention européenne des droits de l’homme… Et 600 000 Belges y passent leurs vacances chaque année ! », fait remarquer le député régional bruxellois et ancienne star de la télé publique RTBF, Jean-Claude Defossé, qui a pris ce dossier particulièrement à cœur.
Face à l’inertie des responsables politiques belges (voir encadré), Defossé, membre du parti Ecolo, s’est rendu à Silivri, à 80 km d’Istanbul. C’est dans un tribunal contigu au gigantesque complexe pénitentiaire (11 000 détenus) que se tiennent les audiences relatives à l’affaire KCK Presse, dans le cadre duquel quarante-quatre journalistes (dont plus de la moitié sont privés de liberté) sont poursuivis pour propagande en faveur du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), et pour des faits relatifs au dossier Ergenekon, du nom d’une organisation secrète à laquelle participeraient des journalistes, en vue de renverser le pouvoir en place.
Defossé est parti en compagnie du journaliste indépendant belgo-turc Mehmet Koksal, par ailleurs co-coordinateur de la campagne européenne pour la libération des journalistes en Turquie lancée par la Fédération européenne des journalistes. Deux autres mandataires l’ont accompagné, à savoir le sénateur André du Bus et la députée bruxelloise Fatoumata Sidibé. La visite des parlementaires belges survient au moment où le gouvernement turc a décidé d’entamer des négociations de paix avec Abdullah Öcalan, le leader du PKK, afin de trouver une solution politique à la question kurde (plus de 40 000 morts en trente ans).
Le député belge a tout noté dans son calepin, notamment l’étouffant dispositif policier avec matraques, boucliers, bottes… « Dans la salle, les collègues et les membres de la famille des journalistes détenus sont très émus, décrit-il, ils se font de nombreux signes de la main, un sas de gendarmes les sépare, plusieurs caméras surveillent le public, d’autres pointent sur les détenus. Moments d’émotion intenses entre collègues libres et prisonniers avant le début de l’audience. Zéro sens de l’humain dans le dispositif. » Parmi les suspects, beaucoup de femmes. « Se trouver dans cette salle d’audience, ça glace les sangs, témoigne Fatoumata Sidibé. Vous vous trouvez dans le public derrière une couche de gendarmes et de journalistes détenus. Vingt-quatre d’entre eux ne peuvent voir leur famille qu’une seule fois par mois. Ils vivent pratiquement dans un isolement total. »
À la grande surprise des élus, c’est une journaliste speakerine de la télévision publique TRT qui lira l’acte d’accusation. Dans son réquisitoire, « le parquet s’appuie sur des témoins anonymes, des écoutes téléphoniques, la présence des suspects à des événements publics (conférence, meeting, fête…) et des publications assimilées à de la propagande en faveur du PKK », remarque Defossé. En utilisant à tort et à travers les témoins anonymes, les juges turcs ne semblent pas craindre de verser dans l’arbitraire. « Seule et maigre consolation, l’évolution des formes de répression, souligne pour sa part André du Bus. D’un système qui pratiquait l’élimination sans vergogne, le pouvoir a mis en place des tribunaux d’exception donnant à ses juges un plus large pouvoir d’interprétation. »
Tous les espoirs sont aujourd’hui fondés sur le quatrième paquet de réformes judiciaires qui ne permettra plus de coller l’étiquette de terrorisme à des délits de presse et d’opinion. D’après le député turc Levent Tuzel (indépendant), rencontré par Defossé, ce sont surtout les décisions de la Cour européenne des droits de l’homme qui ont poussé le gouvernement turc à amender le système judiciaire. Ce train de réformes se traduira-t-il par un flot de libérations des journalistes indûment emprisonnés ? À ce jour, il attend toujours la signature du président turc, et ne parvient donc pas à produire ses effets.
Au-delà du cas de ces journalistes, « c’est toute forme de contestation de l’AKP, le parti au pouvoir, qui est sujette à une criminalisation potentielle », ajoute André du Bus. À l’heure actuelle, huit députés (5 BDP, 2 CHP et 1 MHP) sont en prison. Tous ont été élus alors qu’ils étaient en détention préventive, et donc présumés innocents. Ils n’ont pas pu prêter serment, mais ils perçoivent leurs salaires de député, ce qui indique une reconnaissance indirecte de leur légitimité. En cas de condamnation, ils perdront toutefois leur statut de représentant du peuple.
La conclusion ? « Nous avons le sentiment d’avoir été utiles, écrit Jean-Claude Defossé. Ne fût-ce que les regards et les remerciements des journalistes détenus, que nous n’avons hélas pas pu approcher, méritaient amplement le voyage. Ces malheureux ont pu avoir l’impression que le reste du monde se préoccupe de leur sort. Les très nombreux échos dans la presse turque de notre passage nous ont persuadés de la nécessité de briser ce tabou sur la situation des journalistes qui constitue un vrai scandale aux portes de l’Europe. »