Il y aura plus d’affrontements, peut-être de tirs réels, plus de dégâts économiques, plus de conflits avant que quelqu’un n’ose déposer le Sultan. Le processus peut prendre des semaines, voire des mois, mais, quelle qu’en soit l’issue, Erdogan finira par perdre. Il ne peut y avoir de marche arrière, il est grillé.
La petite manifestation contre la destruction d’un parc à Istanbul n’a d’abord fait la une d’aucun média. Mais lorsque la police est intervenue très violemment pour permettre aux ouvriers de couper quelques arbres, la situation a explosé. En quelques jours, plus de 100 000 personnes sortaient dans les rues et affrontaient la police.
La plupart de ces gens ne sont pas sortis pour sauver le parc Gezi, mais pour manifester contre la politique qu’il symbolise. La plupart des gens veulent garder le parc et sont opposés au plus grand projet de rénovation de la place centrale Taksim. Taksim c’est les manifestations du 1er mai, le centre culturel Ataturk et un espace collectif urbain.
L’AKP (parti islamiste d’Erdogan) souhaite y faire revivre l’ère ottomane et mettre plus de religion dans la vie publique. Sa clique dirigeante a donc décidé de raser le parc pour construire une réplique des Baraques d’artillerie ottomanes (Taksim Military Barracks ou Halil Pasha Artillery Barraks, construites en 1806 sous le sultan Selim III, édifice monumental partiellement détruit en 1909, transformé en célèbre stade de football, détruit à nouveau en 1940 – NDT) pour en faire un centre commercial et une mosquée. Une commission gouvernementale avait donné un avis contraire au projet, avis qui a été passé outre. Les manifestants ont été refoulés par des forces de polices très brutales. C’est cette façon autoritaire d’imposer les intérêts d’un parti contre l’intérêt commun qui a poussé les gens à sortir dans les rues.
Le tribunal a donné au gouvernement une chance unique de calmer les manifestations. Il a décidé que le projet devait être stoppé jusqu’à ce que la question puisse être jugée. Erdogan aurait pu se soumettre à la décision de justice et promettre de la respecter. Au contraire, il a répété que le gouvernement continuerait de « réaliser le rêve » des dirigeants, construirait les Barraks et transformerait la place Taksim.
L’AKP d’Erdogan méprise l’opinion publique sur les questions politiques, ne s’intéresse qu’aux intérêts des siens et à une victoire majoritaire aux prochaines élections. Les forces politiques alternatives à l’AKP ne sont pas suffisamment puissantes ou sont trop dogmatiques pour être des concurrents sérieux. La Turquie est donc devenue une démocratie vide et un État à parti unique. Les médias turcs sont étouffés. Les journalistes qui osent critiquer le gouvernement perdent leur travail voire sont envoyés en prison. Les entreprises médiatiques sont menacées à partir d’allégations douteuses d’évasion fiscale. De nombreuses chaines de télévision n’osaient pas informer sur les manifestations et ont attendu jusqu’à maintenant pour les suivre.
L’AKP poursuit une politique néolibérale avec la privatisation des entreprises nationales chaque fois qu’il le peut et déteste les syndicats ouvriers. Pendant quelques années, il a été très efficace en termes de croissance économique, mais la plus grande partie de cette croissance est due aux capitaux étrangers, du Golfe principalement.
Le déficit budgétaire de la Turquie est d’environ 10 % du PNB par an. C’est une situation qui ne peut durer. C’est en grande partie de l’argent « chaud » qui représente des investissements à court terme. Ce sont des capitaux qui fuiront lorsque l’histoire actuelle de la croissance turque commencera à faiblir. La bourse turque avait déjà commencé à chuter avant les manifestations. Aujourd’hui, elle a plongé à nouveau de 10 % et les taux d’intérêts bondissent.
Erdogan a traité les manifestants d’alcooliques, de SDF, d’extrémistes et de pilleurs. Des vidéos montrent des « pilleurs » en train d’essayer de voler un distributeur de billets. Ils portaient de façon tout à fait visible l’équipement de la police anti-émeute. Erdogan a accusé Twitter et autres réseaux sociaux d’être responsables des manifestations et a affirmé que l’opposition avait incité les manifestants. Il a insinué qu’ils étaient sous le contrôle d’agents étrangers. Bien sûr, certains manifestants sont membres des partis d’opposition et les fans de foot des trois grands clubs d’Istanbul qui se sont unis pour affronter la police ne sont pas des innocents. Mais la façon dont ces manifestations ont éclaté et se sont étendues en deux jours dans environ cinquante autres villes ne témoigne pas d’une main étrangère politique. Cela ressemble plutôt à l’explosion collective d’une frustration qui couvait depuis longtemps sous la poigne autoritaire d’Erdogan.
Erdogan est parti pour une semaine de visite en Afrique du Nord. Avant de partir, il a déclaré qu’il pourrait difficilement retenir les 50 % de votants qui ont voté pour son parti aux dernières élections. Il a fait la quasi-unanimité d’une large majorité de Turcs contre lui. Mais il existe toujours une menace de lancer des contre manifestations qui finiraient inévitablement en davantage d’affrontements. Un manifestant a été tué par une voiture qui s’est jetée sur lui. Le conducteur, selon certains, aurait été motivé par les discours agressifs d’Erdogan.
Si la police est du côté du gouvernement, l’armée ne l’est pas. Plusieurs généraux sont emprisonnés, soupçonnés d’avoir fomenté un coup d’État et le corps des officiers ne soutient pas l’homme qui les a fait emprisonner. L’économie déjà affectée par la guerre contre la Syrie, va l’être encore davantage par la fuite des capitaux. L’industrie du tourisme, si importante, va subir de nouvelles pertes. L’un des quatre grands syndicats, qui compte 240 000 membres, a fait appel à la grève. Le processus de paix avec les Kurdes est encore vague et les attaques de la guérilla du PKK peuvent facilement se reproduire.
Erdogan a en outre, des concurrents à l’intérieur de son propre parti. S’il ne peut pas garantir une économie en bonne santé et la paix des rues, les couteaux vont sortir des poches. Le président Gul, un des grands ennemis d’Erdogan, est déjà en train de se mettre en position. Il se dénonce aujourd’hui son absolutisme en expliquant que la démocratie ne se limite pas aux élections.
Restent maintenant quatre possibilités pour sortir de cette tempête :
– Les manifestants s’essoufflent et s’affaiblissent. Peu probable, selon moi, particulièrement si les syndicats se joignent au mouvement.
– Erdogan fait profil bas, annule le projet Taksim et s’excuse. Ce qui irait à l’encontre de tout ce que l’on connaît de lui et semble improbable.
– Les militaires font un coup d’État. Il est douteux qu’une majorité de Turques soutiennent un nouveau coup et les militaires n’ont probablement pas envie d’assumer ces responsabilités.
– Une faction du AKP d’Erdogan fait un coup à l’intérieur du parti contre lui et l’expulse.
Pour ma part, je parierais sur la troisième possibilité, mais cela prendra du temps, plus d’affrontements, peut-être de tirs réels, plus de dégâts économiques, plus de conflits avant que quelqu’un n’ose déposer le Sultan. Le processus peut prendre des semaines, voire des mois, mais, quelle qu’en soit l’issue, Erdogan finira par perdre. Il ne peut y avoir de marche arrière, il est grillé.