Les démocrates tunisiens, qui avaient naïvement cru aux promesses du mouvement islamiste Ennahdha, au point de lui accorder majoritairement leurs suffrages lors des élections constituantes du 23 octobre 2011, ont dû se pincer plusieurs fois, le mois dernier, pour se convaincre de la réalité des faits. Dans une vidéo tournée à son insu au printemps dernier, le chef d’Ennahdha, Rached Ghannouchi, recevait avec beaucoup de bienveillance un groupe de salafistes tunisiens, dont les exactions et les violences désespèrent nombre de Tunisiens. Et il leur manifestait bien plus que de la sympathie.
L’idylle entre le cheikh et les extrémistes n’aurait suscité aucune réaction si le premier ne s’était pas toujours présenté comme un islamiste modéré, dont la formation sort à intervalles réguliers des communiqués condamnant les violences des salafistes. Dans cette vidéo qui a circulé sur le Net, le Ghannouchi qui jure publiquement n’avoir aucun lien avec l’idéologie salafiste a un autre visage. Le chef islamiste discute tranquillement avec eux pour défendre l’action de son parti et leur prodiguer des conseils en stratégie, alors que le commun des démocrates tunisiens s’attend à ce qu’il tance fermement ces extrémistes.
Ennahdha, explique-t-il au contraire, ne peut réaliser son programme aussi vite que souhaité : car les « laïques », dit-il, opposent encore une forte résistance dans la presse, l’armée et même l’appareil d’État. Il faut du temps, ajoute-t-il, pour contrôler l’administration et les médias. « Je m’adresse aux jeunes salafistes ; avant, on ne pouvait accéder ni aux mosquées ni aux médias. Maintenant, vous pouvez lancer des chaînes de télévision, des radios, vous pouvez organiser des événements et y inviter des prêcheurs et des cheikhs de partout dans le monde. […] Les mosquées sont entre vos mains désormais. Pourquoi vous précipitez-vous ? Prenez votre temps, vous avez déjà des acquis, on ne peut pas tout faire d’un seul coup. »
Pour exhorter les salafistes pressés à la patience, Ghannouchi cite l’exemple algérien. « Croyez-vous qu’il n’y aura pas de retour possible en arrière ? C’est ce que nous avions cru vivre en Algérie dans les années 1990, mais notre jugement était erroné : les mosquées sont retombées entre les mains de laïques et les islamistes ont été de nouveau persécutés [sic !] », a-t-il déclaré. Selon lui, il y a eu régression en Algérie, alors même que le camp laïque y était moins fort qu’en Tunisie et que les islamistes y étaient plus puissants.
Last but not least, le leader islamiste ne cache même pas le peu de cas qu’il accorde aux textes fondamentaux de la République. « Pour nous, dit-il, il n’y a aucune distinction à faire entre charia et l’islam » et à ce titre, la référence à l’islam dans l’article premier de la Constitution est largement suffisante. « Ce qui fait la loi, ce n’est pas la Constitution ou n’importe quel autre texte, mais l’équilibre des forces sur le terrain. » À bon entendeur, salut !
Intervenue dans un contexte de discussions enflammées autour de la future Constitution, que les extrémistes voulaient faire dériver de la charia contre l’avis des démocrates laïques, la vidéo a jeté un trouble au sein de la société sur le positionnement politique réel d’Ennahdha : modéré le jour, salafiste la nuit. D’autant plus que Tunis, la capitale tunisienne, venait de vivre des heures dramatiques, avec les assauts violents des salafistes contre l’ambassade américaine du quartier huppé des Berges du lac. Quatre morts et des dizaines de blessés, un bâtiment de l’ambassade incendié, un autre transformé en camp retranché, une école internationale vandalisée et pillée, des dizaines de voitures calcinées, une ville en état de siège.
Ces violences ont choqué plus d’un Tunisien, allongeant la liste des assauts des mouvements extrémistes contre des symboles de la modernité tunisienne, considérée comme impie. Les habitants de ce pays s’inquiétaient déjà de la relative passivité de l’État face aux agissements des extrémistes, ils sont encore plus interloqués en découvrant que le chef du parti majoritaire, qui avait condamné, en public, ces comportements tenait, en privé, un tout autre langage.
L’entretien très conciliant de Ghannouchi avec les salafistes laisse supposer que l’objectif partagé serait d’instaurer en Tunisie une république islamique ou islamiste, là où nombre de démocrates attendent une république laïque. À entendre Ghannouchi, les nahdhaoui et les salafistes auraient les mêmes buts politiques et ne divergeraient que sur le calendrier et les moyens pour y parvenir. « L’angoisse d’être chassés du pouvoir lors d’élections démocratiques semble désormais rythmer les stratèges d’Ennahdha, qui entendent tout faire pour conserver une majorité politique acquise en octobre 2011 en dupant les Tunisiens sur leurs intentions cachées », analyse un syndicaliste tunisien, écœuré par la tournure des événements.
L’ancien premier ministre de la transition, Béji Caïd Essebsi, sous les auspices duquel se sont déroulées les élections à l’Assemblée constituante, et désormais président d’une formation politique montante, Nida Tounès (L’Appel de la Tunisie), va plus loin. Dans une interview au journal algérien Al Khabar, il ne porte pas de gants pour dénoncer le double langage de Ghannouchi : « Nous avons été induits en erreur par Ennahdha, et nous nous sommes trompés sur leur compte, car nous pensions que Ghannouchi et Ennahdha étaient des modérés et des centristes », a-t-il regretté. Avant d’asséner : « Dès qu’ils ont accédé au pouvoir, ils se sont révélés sous leur vrai visage, dans la mesure où ils entretiennent une relation spéciale avec les salafistes ; je pourrais même dire que Ennahdha encourage les salafistes et ne les dissuade pas d’avoir recours à la violence. »
Dans ce contexte de suspicion généralisée, même l’annonce fin octobre de futures élections législatives et présidentielle en juin 2013 est perçue comme un énième stratagème. « Si, en un an, ils n’ont pas pu rédiger une Constitution alors que c’était le rôle de l’Assemblée constituante, comment organiseront-ils des élections en juin 2013 ? Tout cela n’est qu’effet d’annonce, pour faire baisser la tension. Les Tunisiens se rendent compte que les dirigeants de la transition, que l’on croyait ne devoir durer qu’une année, s’emploient plutôt à rester le plus longtemps possible au pouvoir », lance un membre de Nida Tounès, dépité.