Sans surprise ni éclats, à l’issue d’un débat terne et sans relief, Ali Larayedh a reçu l’investiture de l’Assemblée constituante pour diriger le deuxième gouvernement islamiste de l’après-Ben Ali. Il a été investi par une majorité de godillots peu sensibles aux urgences et s’est déjà tiré une balle dans le pied en annonçant que son gouvernement n’était pas destiné à durer au-delà du 31 décembre prochain. S’agit-il d’une échéance convenue ou d’une nouvelle ruse pour calmer le jeu et gagner du temps – une technique islamiste éprouvée de gestion du temps politique ? Rares sont ceux qui ont accordé le moindre crédit à cette promesse. « Le nouveau gouvernement ne fera pas mieux que le précédent, parce qu’il a été formé avec la même mentalité partisane », a réagi l’opposant Hamma Hammami, chef du Front populaire, au vu de la maigre feuille de route présentée devant la représentation nationale. Pour Tayeb Baccouche, secrétaire général de Nidaa Tounes, le plus sérieux des rivaux d’Ennahdha pour le prochain scrutin, « le remaniement ne réglera aucun des problèmes posés ».
Ali Larayed, comme son prédécesseur Hamadi Jebali, continuera à gouverner dans le flou, sans vision d’ensemble ni cap. Il affirme s’être fixé des « priorités » suffisamment vagues pour faire consensus : organiser des élections dans les plus brefs délais, mais on ne sait toujours pas lesquels ; instaurer la sécurité, alors que le pays est déstabilisé, en proie à des violences de toutes natures, et que la criminalité galope ; relever l’économie, l’emploi et lutter contre la hausse des prix, tandis que l’on enregistre des taux d’inflation jamais atteints dans le pays et que le chômage grimpe chaque jour d’un cran.
Le jour même où il déclinait cette chétive feuille de route, qui est loin d’être à la hauteur des enjeux, un jeune marchand de cigarettes à la sauvette pourchassé par des policiers s’immolait par le feu sur l’avenue Habib-Bourguiba, à proximité du ministère de l’Intérieur. Il décédera quelques heures plus tard à l’hôpital. « J’espère que nous avons tous compris le message », s’est-il contenté de commenter devant les députés, avant de vite passer à autre chose. Les députés islamistes invoquaient pour leur part le « sang des martyrs » pour justifier la poursuite de leur tâche.
Il a fallu plus de deux semaines de laborieux marchandages politiques aménagés comme une médiocre mise en scène, avec suspens et rebondissements annoncés, pour que la montagne accouche d’une toute petite souris. Après l’assassinat de Chokri Belaïd, leader de la gauche démocratique, les Tunisiens attendaient un électrochoc. Ce fut un « pschitt », presque un non-événement.
La tentative d’élargir le gouvernement à d’autres formations politiques qu’Ennahdha, Ettakatol et le Congrès pour la république (CPR) – la troïka au pouvoir depuis dix-huit mois – a rapidement tourné court. Elle s’est heurtée au refus coriace de beaucoup de ministres en place à céder leur maroquin à de nouveaux venus, et à celui d’Ennahdha de ne pas perdre la main sur les affaires. Le ministre de l’Enseignement supérieur, Moncef Ben Salem, n’y est pas allé par quatre chemins : « j’y suis, j’y reste », l’a-t-on entendu répéter à plusieurs reprises, alors que le premier ministre pressenti s’employait à composer son équipe dans la douleur.
Le gouvernement d’Ali Larayed, cadre pur jus d’Ennahdha, ressemble comme deux gouttes d’eau à celui de Hamadi Jebali, issu du même tonneau islamiste. À deux nuances prés : une équipe moins pléthorique, mais encore surdimensionnée, et quelques ministres recrutés parmi des compagnons de route d’apparentés islamistes pour occuper les ministères régaliens : Intérieur, Justice, Défense, Affaires étrangères. Cooptés en principe pour leur indépendance, les nouveaux titulaires auront à le prouver. L’opposition démocratique récuse le comptage d’Ennahdha qui proclame ne plus détenir que 28 % des portefeuilles, contre 40 % dans le précédent gouvernement. Le parti islamiste continue à avoir la mainmise sur l’exécutif, selon elle.
La critique n’a épargné qu’un seul de ces ministres dits indépendants. Il s’agit du ministre de l’Intérieur, Lotfi Ben Jeddou, qui avait donné du fil à retordre à ce même ministère, dont il a désormais la responsabilité. Chargé d’instruire le dossier de la répression à Thala (22 morts, 400 blessés) durant les émeutes qui avaient précédé la chute de Ben Ali, il avait mis de l’acharnement à démasquer les coupables. Son dossier était si bien ficelé que le tribunal militaire n’avait pas trouvé d’autre échappatoire que de délivrer cinq mandats d’arrêt contre le ministre de l’Intérieur d’alors, son secrétaire général et trois généraux de la police. Même si elle n’a pas été suivie d’effet, la décision eut un énorme retentissement dans le pays. Elle contribua à forger la réputation d’impartialité du « petit juge » de Kasserine. Il a fallu tordre le bras de Larayed pour le dissuader de placer un de ses poulains à sa succession au ministère de l’Intérieur.
Ben Jeddou trouve un ministère miné par le doute sur la nature de ses missions et ses modes d’intervention. Il doit le remettre en ordre de marche afin d’assurer la sécurité qui continue de faire défaut, à quelques encablures d’échéances nationales cruciales : un éventuel référendum sur la Constitution et les élections législatives.
Aux Affaires étrangères, un journaliste de formation qui a bifurqué vers la carrière diplomatique, Othman Jerandi, succède à Rafik Abessalam, gendre du guide d’Ennahdha Rached Ghannouchi, proche des dirigeants du Qatar, élevé dans leur sérail. Ministre médiocre et gaffeur, il a quitté ses fonctions dans une ambiance délétère, précédée d’une réputation sulfureuse. Le nouveau ministre aligne plus de trente ans de carrière diplomatique. Il aura fort à faire pour rétablir l’image dégradée du pays et son crédit sur la scène arabe et internationale.
À la Justice, l’universitaire Nadhir Ben Ammou aura pour principale mission de réformer le système judiciaire réclamé à cor et à cri par les professionnels. Il n’aura pas les coudées franches. Il sera bordé par son prédécesseur Noureddine B’hiri, qui, dans un mouvement de chaises musicales, devient ministre conseiller auprès du premier ministre. Ben Ammou devra coopérer aussi avec Samir Dilou, maintenu aux Droits de l’homme et à la Justice transitionnelle. Son pari est loin d’être gagné.
Le départ d’Abdelkrim Z’bidi de la Défense et son remplacement par Rachid Sabbagh, un islamiste bon teint, magistrat, ancien président du conseil supérieur islamique, n’a pas fini d’intriguer. Le partant était connu pour sa rectitude et son dévouement au service de l’État. « Je suis un produit du système républicain tunisien », avait-il coutume de dire. Il se murmure à Tunis que c’est le président Marzouki qui a eu sa peau, avec la complicité de Rached Ghannouchi. Dans une vidéo « fuitée », ce dernier s’était plaint il y a quelques mois devant des chefs salafistes que son parti ne contrôlait pas l’armée, les services de sécurité et les médias. En se débarrassant de Z’bidi, les deux complices ont fait sauter un premier verrou.
Avant de claquer la porte, l’ancien ministre a mis les points sur les « i » : le processus de transition est à la traîne, et l’armée ne peut pas rester déployée indéfiniment pour assurer la sécurité intérieure, alors que d’autres tâches l’attendent face aux dangers qui menacent le pays sur ses frontières. Il a aussi fustigé les ambiguïtés entretenues par le pouvoir sur le calendrier de la transition. « Il faut que l’on puisse mener à bien ce processus, que l’on organise des élections libres et transparentes, que l’on s’attelle aux tâches urgentes du développement et de création d’emplois et que l’on trouve des solutions aux problèmes sociaux », a-t-il souhaité. « Le pays n’a pas emprunté la bonne voie », selon lui.
Parmi les nouveaux ministres, on notera l’arrivée de deux techniciens choisis parmi les « compétences » tunisiennes de l’étranger. Le premier, Mehdi Jomâa, nommé à la tête de l’Industrie, est un ingénieur de 49 ans, qui était cadre supérieur d’une multinationale européenne. Sans appartenance politique, il voulait, affirme-t-il, mettre sa longue expérience à des postes stratégiques au service de la remise à niveau de l’industrie. Le deuxième, Lamine Doghri, cadre financier, aguerri à Djeddah, en Arabie Saoudite, nommé ministre du Développement régional et de la Coopération internationale, est un revenant : il avait fait quelques mois dans le gouvernement Jebali avant de quitter l’équipe pour incompatibilité d’humeur avec son ministre de tutelle.