Postes de police incendiés, sièges de la Garde nationale mis à sac, bars attaqués, hôtels pillés, officiers de maintien de l’ordre molestés, femmes agressées, mosquées prises en otage, expositions saccagées, spectacles interdits… Le ministère de l’Intérieur a recensé pas moins de 1 500 « faits de violence » en dix mois entre janvier et octobre 2012. Marquant la montée en puissance des « djihadistes » à la faveur du laxisme des autorités, ces actes étaient tous dirigés contre des institutions ou des lieux symboliques de la culture profane honnie par les extrémistes religieux. Pour l’homme de la rue, il n’y a plus aucun doute : les salafistes ont engagé le djihad contre la société et l’État tunisiens. Ils y vont sabre au clair pour imposer leur volonté messianique. Ils s’emploient à asseoir dans le pays une guerre civile larvée en attendant le « grand soir islamiste » qui les verrait fondre sur le pouvoir pour y installer une théocratie, ce « septième califat », renouant à travers les âges, en plein xxie siècle, avec l’État islamique de Médine, leur modèle et leur idéal. Impuissant ou complice, le chef d’Ennahdha, Rached Ghannouchi, en a pris acte. « Il ne faut pas s’attendre à ce que le phénomène salafiste s’estompe du jour au lendemain. Nous devons nous préparer à le voir perdurer encore longtemps et prendre des formes plus violentes », a-t-il prophétisé. Terrible aveu qui a jeté l’effroi et la consternation dans le pays, ou énième version du jeu malsain du pompier qui allume l’incendie, et du pyromane qui fait semblant de l’étouffer ?
Les craintes qui taraudaient les Tunisiens ont trouvé leur confirmation dans cet appel au djihad lancé en direct à la télévision par un iman autoproclamé, le visage transfiguré par la haine, les yeux injectés de sang, en conclusion d’une violente diatribe contre le gouvernement d’Ennahdha, accusé d’avoir dévié de la « voie droite ». Linceul au poing pour souligner sa détermination à aller au « martyr », il se réclamait du mouvement Ansar al-Chariaa dirigé par un obscur guerrier prédicateur moyenâgeux, Abou Iyadh de son nom de guerre, gourou à la barbe hirsute et aux yeux soulignés de khol noir charbon. Vétéran des phalanges d’Al-Qaïda en Afghanistan, il est en cavale depuis qu’il a échappé (miraculeusement, disent ses adeptes pleins de dévotion) à une rafle de la police après l’attaque de l’ambassade américaine. Son discours glaçant a été accueilli comme sonnant le tocsin d’une « révolution » à laquelle les Tunisiens se raccrochaient pour prouver au monde qu’ayant recouvré leur dignité après la chute de la « maison Ben Ali », ils étaient aussi aptes à la démocratie.
Quelques jours plus tard, un autre djihadiste, calotte blanche, kamis et barbe en bataille, récidivait sur la même chaîne et sur le même ton hargneux, expliquant qu’il infligerait « le châtiment de Dieu à ceux qui n’appliqueraient pas la loi de Dieu » et seraient donc à ses yeux « apostats », dont le meurtre est rendu licite par la charia. Ce faisant, il a exhorté les Tunisiens à « ne rien craindre » des djihadistes !
L’affrontement était prévisible entre une majorité qui n’aspirait qu’à renouer avec une marche vers la modernité entamée au milieu du xixe siècle, dévoyée par la colonisation, reprise par Habib Bourguiba au milieu du xxie siècle, et une minorité obscurantiste qui n’a cessé de tirer le cortège national en arrière, guidée par une tradition fantasmée dans laquelle elle voyait « un modèle de pureté islamique ». La radicalisation salafiste est arrivée à point pour contenir les avancées acquises dans la douleur par le mouvement social (démocrates, laïcs et modernistes) contre Ennahdha, dans laquelle les djihadistes avaient d’abord mis leurs espoirs pour instaurer la charia et faire figurer dans la future Constitution un « Conseil de la fatwa », sorte de Wilayet el-Faqih à l’iranienne, qui aurait vidé la légitimité populaire de tout contenu.
C’est le sens des propos confidentiels tenus au début de l’année par Rached Ghannouchi à des chefs salafistes venus sonder ses intentions, dans une vidéo récemment révélée. C’est aussi le sens des discours conciliants distillés par les dirigeants d’Ennahdha, qualifiant les salafistes d’« enfants de la Tunisie » engendrés par le régime politique déchu, et non comme des agents – ce qu’ils sont aux yeux d’une majorité de Tunisiens – d’une stratégie du chaos mise en œuvre par les deux pôles du wahhabisme, le Qatar et l’Arabie Saoudite, pour le compte des États-Unis et d’autres tiers occidentaux.
Tant qu’Ennahdha, pour favoriser ses propres desseins, a pu instrumentaliser les groupes salafistes, organisés en phalanges de combat instillant la peur et tétanisant la société, ni Rached Ghannouchi ni son bras droit et chef du gouvernement, Hamadi Jebali, ne se sont alarmés des « dépassements » commis et des violations répétées de la loi. L’un et l’autre, au prétexte du rejet de toute violence d’où qu’elle vienne – selon une expression qui a fait florès dans le discours gouvernemental –, se plaisaient à renvoyer dos à dos les salafistes et les salariés manifestant pour la reconnaissance de leurs droits légitimes, l’amélioration de leurs conditions de travail et l’augmentation de leur rémunération après des années de gel. Rached Gahnnouchi, qui s’échine depuis toujours à rallier à son panache cette minorité agissante, a poussé le bouchon plus loin en proclamant, contre toute évidence, qu’il était plus sage de dialoguer avec les salafistes, au risque de les pousser à l’insurrection.
Connivence ou pas, le malentendu ne pouvait durer longtemps. Le ministre de l’Intérieur Ali Laârayedh, appartenant au premier cercle de Ghannouchi, a été l’un des premiers à le pressentir. Dès mars 2012, il prédisait qu’on allait vers un « affrontement » entre l’État et les salafistes. Il manifestait son intention d’en découdre. Abusait-il du double langage – seconde nature des islamistes ‑ ou son bras a-t-il été retenu ? Par qui ? Il ne fit rien du tout, laissant courir les délinquants et pourrir la situation. Le tournant décisif a été pris avec l’attaque de l’ambassade américaine et la cote d’alerte atteinte avec le raid minutieusement préparé de la cité Khaled Ibn el-Walid de Douar Hicher, à quelques kilomètres de Tunis, dans lequel un commandant de la Garde nationale, Wissem Ben Slimane, chef de la brigade de sécurité publique de Manouba, a été grièvement blessé à la tête par un coup de sabre (ou de hache) porté par un assaillant. L’arrestation quelques jours plus tard de l’agresseur à Jendouba – à plus de cent kilomètres à l’ouest – fut accueillie dans la même cité par des appels au djihad dans les mosquées du quartier, des lancers de cocktail Molotov contre les forces de l’ordre et une attaque en règle contre le poste de police. Bilan : deux policiers blessés et deux salafistes abattus.
L’objectif des assaillants était de mener une « bataille de référence » contre l’État et ses agents, et d’installer une atmosphère de guérilla urbaine qui serve de modèle à l’ensemble des groupes disséminés à travers le territoire national. L’attelage Ennahdha-salafistes a-t-il été démantelé après cet échec ? Rien n’est moins sûr. Car, tant que les salafistes serviront la stratégie hégémoniste d’Ennahdha, qui apparaît de moins en moins comme un parti de gouvernement mais comme un parti de pouvoir, celle-ci ne voudra pas s’en passer, encore moins les réprimer.
En confiant les rênes du pays à la « troïka », après le traumatisme de la chute de Ben Ali, les Tunisiens en attendaient deux choses : assurer une transition démocratique en bon ordre et assainir le pays de la corruption. Ni l’une ni l’autre n’ont été satisfaites. La présidentielle et les législatives censées mettre fin à la transition et asseoir les fondations d’un régime démocratique ont été de nouveau reportées. Les constituants multiplient les manœuvres dilatoires avant de présenter la mouture définitive de la nouvelle Constitution. Le retard cumulé est déjà de plusieurs mois. Depuis le 23 octobre, le pays est gouverné par un pouvoir de fait sans aucune légitimité. Selon une logique hégémonique éprouvée,
Ennahdha, qui a laminé ses soutiens non islamistes d’Ettakattol et du Congrès républicain, poursuit sa chevauchée solitaire. Elle veut exercer le pouvoir sans partage, profitant du vide laissé par une opposition paralysée par le choc des ego. Les Tunisiens ont la gueule de bois et pour seul soutien des organisations de la société civile qui se battent le dos au mur pour qu’une tyrannie intégriste ne remplace pas une dictature policière et que le « printemps arabe » ne soit pas enterré dans le linceul de « l’hiver islamique ».