Pour le président français François Hollande, c’est niet : pas d’élections, pas de visite. Il aurait pourtant bien voulu achever par Tunis la grande tournée au Maghreb entamée en Algérie et poursuivie au Maroc pour sa première année de pouvoir. Il a fait savoir sa condition au président Moncef Merzouki qui l’avait invité aux célébrations du deuxième anniversaire de la « révolution du jasmin », le 14 janvier. Il a accompagné son sec refus par un message a minima, très langue de bois, dans lequel il réitère « la confiance de la France dans le processus démocratique et dans la possibilité de conserver les acquis de la révolution ».
Le chef de l’État français rejoint ainsi la chancelière allemande Angela Merkel qui avait reporté avant lui une visite programmée à Tunis, estimant, selon ses proches, trop long le temps de la transition et urgent le retour à une vie institutionnelle normale. Paris et Berlin se sont mis sur la même longueur d’onde que Washington, dont la méfiance à l’égard du gouvernement en place est allée croissant depuis l’attaque de son ambassade à Tunis par des salafistes, sous les yeux des forces de l’ordre impuissantes. Les trois pays, principaux soutiens occidentaux de la « révolution du jasmin », veulent non seulement exprimer leur impatience à la transition qui s’étire en longueur, mais aussi signifier leur défiance à l’égard d’un gouvernement qui, à leurs yeux, a perdu sa légitimité depuis octobre dernier. Il a en effet ignoré l’échéance qu’il s’était fixée pour la promulgation de la nouvelle Constitution et un retour aux urnes (législatives et présidentielle) devant marquer l’avènement de la IIe République. Ils soupçonnent en outre les islamistes de chercher à les rouler dans la farine en multipliant les propos lénifiants sur des échéances jamais tenues.
Leur message est on ne peut plus clair. Ils souhaitent voir aboutir la transition et que les autorités s’engagent à consolider les acquis pour lesquels les Tunisiens ont provoqué la chute du régime de Ben Ali, au lieu de s’employer à les battre insidieusement en brèche pour faire avancer un « ordre islamique » que le pays rejette. Un premier mouvement d’humeur reflétant cet état d’esprit a été enregistré lorsque les trois chefs de l’État avaient approché des amis arabes pour faire mordre la poussière au candidat tunisien à l’Alesco (équivalent arabe de l’Unesco), Abdellatif Abid, ministre de l’Éducation, au profit d’un universitaire koweïtien, Abdallah Mhareb. Le camouflet était d’autant plus cuisant que le siège de l’Alesco se trouve à Tunis et que le poste en lice était occupé par le Tunisien Mohammed el-Aziz Ben Achour. Ennnahdha était plus visée qu’Abid, un militant d’Ettakool entraîné malgré lui dans l’équipe gouvernementale islamiste.
Le « guide » d’Ennahdha, Rached Ghannouchi, qui rêve les yeux ouverts d’un scénario à l’iranienne où il tiendrait le rôle du « grand fakih » (référent religieux) de la République, multiplie les esquives lorsqu’il s’agit de fixer les échéances mettant fin à la transition. Il s’accroche et tente de gagner du temps pour garder un pouvoir qu’il craint de perdre dès la première occasion électorale régulière. Bien qu’il ne cesse de répéter, sans conviction apparente, qu’Ennahdha sortira victorieuse des prochains scrutins et qu’elle écrasera même ses adversaires, il aurait donné des consignes à ses représentants à l’Assemblée constituante pour qu’ils jouent les prolongations et fassent traîner les choses le plus longtemps possible. Lorsqu’ils ne sont pas absents, les élus d’Ennahdha usent et abusent des points d’ordre et de procédure, ainsi que des interruptions de séance à seule fin de reporter au lendemain ce qu’ils peuvent terminer le jour même.
Résultat : le « projet de Constitution », dont la publication a été reportée à plusieurs reprises, joue depuis des mois à l’Arlésienne : tout le monde en a entendu parler, personne ne l’a vu ! Du moins pas dans sa version définitive. De l’ébauche qui circule, on retient qu’elle consacre l’avènement d’un « État civil ». Le texte reprend l’article premier de la précédente constitution de 1959 : « La Tunisie est un État libre, souverain, sa religion est l’islam, sa langue l’arabe et son régime la république », écartant définitivement la charia comme source de la loi, au grand dam de l’Arabie Saoudite et du Qatar, les deux parrains arabes wahhabites du « printemps de Tunis ». Il garantit les libertés démocratiques et les droits de l’homme, ainsi que la liberté de croyance et de culte et engage les autorités à assurer la neutralité des lieux qui lui sont consacrés contre toute propagande partisane.
On en est fort loin actuellement. En effet, alors que depuis deux ans des dizaines de mosquées ont été « conquises » – c’est leur propre terme – par des salafistes qui y font régner un discours d’un autre âge, l’imam de la Zitouna, Hocine Laâbidi, a fait main basse, sans coup férir, sur le centre culturel d’El-Khaldounia voisin. Celui-ci abrite 20 000 ouvrages du patrimoine islamique mis depuis des lustres à la disposition des étudiants et des chercheurs. Hocine Laâbidi, salafiste virulent, règle ainsi une veille querelle d’influence entre la plus prestigieuse mosquée de la capitale, qu’il a prise en otage, et l’un des lieux symboliques de la réforme culturelle et religieuse tunisienne amorcée au xixe siècle. El-Khaldounia se trouve pourtant dans la Médina, à quelques dizaines de mètres des bureaux du premier ministre, qui n’a rien fait pour s’opposer au coup de force.
Les dirigeants d’Ennahdha, qui ont une conception étroite et partisane de la « justice transitionnelle », ont commencé par se pencher sur les victimes de leur bord qu’ils ont réhabilitées, rétablies et reclassées dans leurs fonctions. Ils se proposent en outre de les indemniser dans des proportions qui seraient si peu supportables pour les finances publiques qu’ils ont dû reporter leur projet. En plein tourbillon politique, empêtrés dans plusieurs affaires qui défrayent depuis des semaines la chronique (voir p. xx), ils ne se préoccupent plus guère que de l’exclusion de la scène politique des cadres de l’ancien régime, qu’ils ont tous mis dans le même sac comme « agents de la contre-révolution ». En réalité, il s’agit moins d’exclure des hommes, dont la plupart ont fait leur devoir dans les conditions imposées par les circonstances, que d’étouffer un courant politique moderniste et séculier majoritaire, le bourguibisme, dans lequel s’est enracinée depuis l’indépendance en 1956 l’authenticité tunisienne.
Selon un projet de loi sur « l’immunisation de la révolution », il serait interdit à des milliers de ces cadres de se porter candidats, pendant dix ans, à des mandats électifs ou d’être nommés à des postes de responsabilité de quelque nature que ce soit. Le premier mouvement visé est Nidaa Tounès, le parti de l’ancien premier ministre Béji Caïd Essebsi, qui est désormais au coude à coude avec les islamistes dans les sondages. Les dirigeants d’Ennahdha voudraient ainsi écarter de leur chemin ceux qui pourraient gêner leur volonté de verrouiller le système en gestation à leur profit. Entre la terreur de Robespierre et la réconciliation nationale de Mandela, ils ont opté pour la première. Sans prétendre couper des têtes, ils ont déjà pris en otage plusieurs anciens responsables qui ont été interdits de sortie et attendent impuissants que l’instruction ouverte contre eux décide leur sort.
Les dossiers de justice sont utilisés comme une épée de Damoclès, à la discrétion du pouvoir. Sans accusation précise ni mise en examen, la plupart naviguent depuis des mois dans une zone grise entre le droit et la pure vengeance. Pire, certains, blanchis en première instance, ont assisté stupéfaits à une requalification des chefs d’accusation les concernant et doivent, toutes affaires cessantes, vivre de nouveau dans l’angoisse de l’attente. Pour les experts, cette logique du vainqueur ne fera que retarder la transition, en aggravant à terme les menaces contre la stabilité politique du pays. Si, selon une définition courante, « la justice transitionnelle est cet acte de naissance effectif et symbolique d’un nouveau régime, le moment d’un nouveau contrat social » afin de réconcilier le peuple avec ses institutions, la Tunisie n’est pas encore sortie de l’auberge.