Entretien avec Hamadi Redissi, Professeur de sciences politiques/
-Quel sentiment vous traverse une année après les élections ?
C’est le doute qui me traverse aujourd’hui plus que jamais. Ce sentiment n’est certes pas récent. Même à pareille époque l’année dernière, j’avais des doutes. Je m’interrogeais sur le score par lequel les islamistes allaient remporter les premières élections démocratiques en Tunisie. J’avais peur qu’ils n’obtiennent une majorité absolue. Je savais pertinemment toutefois que les autres forces politiques allaient accepter les résultats, car il s’agit de véritables forces démocratiques. Par contre, j’ai aujourd’hui un nouveau doute. Je ne suis pas sûr que les islamistes accepteront le verdict des urnes, si jamais ils perdent les élections, voire s’ils sont au coude à coude avec le parti Nida’ Tounes. C’est la raison pour laquelle ils commencent déjà à le diaboliser. Mon pessimisme trouve son origine dans ma conviction de la nature anti-démocratique de ce courant. Leur leader, Rached Ghannouchi, n’a-t-il pas affirmé la possibilité de transgresser même la Constitution ?
-Ghannouchi s’adressait aux salafistes dans les propos que vous citez. Il s’agit d’une tactique pour les intégrer au jeu politique et à la démocratie…
Lorsque le leader d’un parti au pouvoir, en l’occurrence Rached Ghannouchi, s’adresse à des personnes immatures, telles que ces jeunes salafistes et leur propose d’animer des cercles de propagande et des écoles coraniques, autant qu’ils veulent, il s’agit d’un désir de faire changer à la base la nature de la société tunisienne moderniste et tolérante, en utilisant ces moyens d’endoctrinement. Ces jeunes-là vont garder l’espoir d’installer la charia en Tunisie et vont se dresser avec vigueur et ténacité contre quiconque oserait faire bloc contre eux. Ghannouchi sait ce qu’il fait et il veut monter les Tunisiens les uns contre les autres. D’ailleurs, ce n’est pas par hasard que le conseiller politique du gouvernement, Lotfi Zitoun, a discrédité les citoyens de la Marsa. Ennahdha veut dresser les zones pauvres contre les zones riches et les laïcs contre les islamistes.
-Vous dressez un tableau noir de cette année passée…
Je ne suis pas du genre pessimiste. Mais comment pourrais-je ne pas l’être aujourd’hui ? Sur le plan politique, les principales questions sont encore en suspens. La rédaction de la Constitution peine et on attend les détails de l’arrangement entre les partis de la troïka sur les attributions du président de la République dans le régime mixte choisi. La question de la nature du mode électoral n’a pas été non plus tranchée. Ennahda défend les proportionnelles aux plus fortes moyennes, alors qu’Ettakattol et le CPR préfèrent que les plus forts restent. Les instances indépendantes des élections, des médias et de la magistrature n’ont pas été créées. Même constat d’échec sur le plan économique où rien ne va plus. De l’aveu même des membres du gouvernement, la réalisation des programmes de développement régionaux n’ont pas dépassé les 25%, alors que l’on est à la fin du mois d’octobre.
Le déficit commercial s’accroît dangereusement, alors que les réserves en devises étrangères fondent à un rythme rapide. Il va sans dire que cette situation désastreuse ne peut qu’entraîner une tension sociale grandissante. Ainsi, des segments entiers de la population sont en sit-in. La ville de Sidi Bouzid est en perpétuel soulèvement, tout comme les villes du bassin minier, sans oublier les villes de Gafsa et de Kasserine. Les magistrats tiennent un sit-in depuis plus d’une semaine. Les journalistes viennent d’observer une grève générale largement suivie. La tension monte de partout et, paradoxalement, les partis de la troïka ne parviennent pas à communiquer. C’est le flou politique et le KO économique. Pourtant, même lorsque la centrale syndicale (UGTT) leur a tendu la perche par un congrès national de dialogue, ils n’ont pas saisi cette opportunité. Les trois présidents (Marzouki, Jebali et Ben Jaâfar) étaient là. Mais les partis Ennahda et le CPR l’ont boycotté en prétextant la présence de Nida’ Tounes.
Mourad Sellami
le 19.10.12 | 10h00