La stratégie des islamistes pour s’emparer de tous les pouvoirs est dévoilée dans une vidéo qui fait polémique. Décryptage.
En s’adressant aux partenaires étrangers et aux médias, aussi bien avant qu’après les élections, Rached Ghannouchi a répété à qui veut bien l’entendre (et ils sont très nombreux) qu’Ennahdha ne changera jamais le mode de vie des Tunisiens et leur modèle de société.
L’opposition, les médias et un pan de la société civile avaient beau répéter et crier sur tous les toits que les propos de M. Ghannouchi ne sonnent pas vrais, ils n’arrivaient pas à convaincre la masse populaire.
Il y a quelques mois, dans une rencontre avec le prédicateur extrémiste égyptien Wajdi Ghenim, le cheikh Abdelfattah Mourou, actuel vice-président d’Ennahdha expliquait en substance que cette génération est « foutue » et qu’il faut « travailler » les générations suivantes. Par « travailler », il entend endoctriner les jeunes générations au discours islamiste rigoriste où la loi d’Allah, la Chariâa, remplace la loi des hommes. On retrouve la substance du discours tenu par M. Mourou dans celui de M. Ghannouchi, lors d’un entretien avec des leaders d’opinion islamistes qui veulent instaurer la Chariâa dans le pays et imposer la religion comme étant la priorité en Tunisie… avant l’économique et le social. C’est ce qu’ils ont déclaré, du moins, dans leur entretien avec le leader d’Ennahdha.
À ces leaders d’opinion islamistes, Rached Ghannouchi tient un discours bien différent de celui mené avec les Occidentaux et les médias. Aux Occidentaux, il déclare : « Je suis d’accord avec vous, l’état civil prime sur tout, on ne change pas de modèle de société. »
À ses interlocuteurs islamistes, il déclare : « Je suis d’accord avec vous, l’islam prime sur tout, on changera le modèle de société ». Pour Rached Ghannouchi, ce qui prime c’est le résultat final, l’objectif étant d’atteindre l’application de la Chariâa en Tunisie. Reste la stratégie pour y arriver. Les islamistes radicaux et autres salafistes veulent tout, tout de suite. On l’a d’ailleurs vu chez Sadok Chourou, député d’Ennahdha à l’ANC, qui a demandé à ce que l’on coupe les têtes et les mains aux grévistes. C’était la première et la dernière fois qu’il menait ce discours. Il a été rapidement rappelé à l’ordre. Après tant d’échecs, sur tant de décennies, Rached Ghannouchi a fini par adopter la stratégie de Habib Bourguiba, la politique des étapes. Et c’est ce qu’il a essayé de faire comprendre à ses interlocuteurs du jour, dans la vidéo présentée ci-dessous : l’essentiel est d’arriver à un résultat palpable et durable dans le temps.
Autre élément, convaincant, il leur a expliqué que la victoire islamiste dans les élections est loin d’être une victoire réelle dans le concret, puisque ni l’armée, ni la police, ni l’administration et encore moins les médias ne sont sous sa coupe.
En citant l’exemple algérien, Rached Ghannouchi montre qu’il a appris des leçons du passé et qu’il faudrait garantir l’acquis avant d’aller à une autre étape, celle de la consolidation qui exige des années et une profonde pénétration de l’ensemble des parties hostiles. En résumé, Rached Ghannouchi n’a rien du modéré, il est aussi extrémiste que ses interlocuteurs, il ne fait qu’adopter une tactique pour mieux « abattre » l’adversaire. Il se trouve que cet adversaire n’est autre que son compatriote, aussi musulman que lui. Et tout au long de sa discussion, Rached Ghannouchi a adopté le langage diviseur : eux et nous ; les laïques et les islamistes. Dans le premier camp, on retrouve l’armée, l’Intérieur, les médias et l’administration. Dans le second, Ennahdha, ses militants, ses électeurs et, bien sûr, les radicaux et les salafistes. Reste à savoir maintenant quel est l’objectif réel de Rached Ghannouchi. Selon Mohsen Marzouk, de Nidaa Tounes (nouveau parti qui veut fédérer les bourguibistes), l’islamisation de la société n’est pas l’objectif final pour Rached Ghannouchi : ce n’est qu’un outil pour instaurer une dictature totale et mettre la main basse sur les richesses du pays. Procès d’intention qui reste à prouver, vu qu’Ennahdha dans son communiqué explicatif a essayé de justifier les propos de son chef.
« Les phrases ont été sorties de leur contexte et ont, de ce fait, déformé les propos initiaux, visant le dénigrement (…) Dans toutes les institutions, il existe une minorité corrompue liée à l’ancien régime et c’est cette minorité qui empêche la construction d’une sûreté républicaine », se défend-on du côté d’Ennahdha. Explications qui restent à prouver également.
En tout état de cause, et quelle que soit l’explication que l’on veut bien donner à cette vidéo, Rached Ghannouchi montre qu’il n’est pas vraiment prêt pour le dialogue national entre toutes les forces vives du pays. Le fait même de dire « eux » et « nous » reflète un état d’esprit discriminatoire où la tunisianité vient en second plan.
En évoquant les islamistes algériens, comme l’indique Mohsen Marzouk, « Rached Ghannouchi montre que sa loyauté n’est pas pour la nation, mais pour le mouvement extrémiste international qui se cache derrière le masque islamiste. »
Mohamed Bennour a déclaré être choqué par les propos de Rached Ghannouchi, mais le porte-parole d’Ettakatol n’a rien fait (et ne fera rien) concrètement pour remettre les choses à leur place.
Idem pour le CPR dont les dirigeants crient sur tous les toits (lorsqu’ils sont à l’étranger) qu’ils sont laïcs. Pour le moment, ils restent muets, occupés à dresser les « potences » pour les symboles de l’ancien régime.
L’esprit profond du discours de Rached Ghannouchi est identique à celui d’Abdelfattah Mourou, lui-même au discours de Hamadi Jebali, trahi par ses deux célèbres lapsus le 6e califat et la dictature naissante en Tunisie. Malgré tout cela, un large pan de la société continue encore à croire qu’Ennahdha est un parti républicain qui tient à préserver la « républicanité » de la Tunisie, son état civil et son modèle de société actuel.
Verbatim
Dans une vidéo (en caméra cachée) largement relayée mercredi sur les réseaux sociaux, le chef islamiste met en garde les salafistes contre un retournement de situation, en citant l’exemple algérien. « Croyez‑vous qu’il n’y aura pas de retour possible en arrière ? C’est ce que nous avions cru vivre en Algérie dans les années quatre‑vingt‑dix, mais notre jugement était erroné : les mosquées sont retombées entre les mains de laïques et les islamistes ont été de nouveau persécutés », a‑t‑il dit. Selon lui, il y a eu régression en Algérie, alors même que le camp laïque y était moins fort qu’en Tunisie et que les islamistes y étaient plus puissants.
Et d’ajouter que malgré leur échec aux élections, les forces laïques dominent toujours les médias, l’économie, l’administration, les institutions.
En Algérie, l’ex‑Fis avait remporté les premières élections pluralistes organisées en décembre 1991. L’armée avait ensuite décidé d’annuler le résultat de ces élections, ce qui a plongé le pays dans le terrorisme. Outre la reproduction du scénario algérien dans son pays, M. Ghannouchi s’inquiète de la mainmise des laïques sur la police, les institutions et les médias en Tunisie. Il a indiqué que la police échappait à l’autorité du ministre de l’Intérieur, Ali Larayedh (islamiste). « La police échappe encore à notre autorité parce qu’en grande partie, elle est liée aux laïques ! » lance le chef islamiste qui a une forte influence sur le gouvernement.
Polémique
Cette vidéo, qui a suscité un début de polémique, a été truquée, a déclaré Amer Larayedh, un dirigeant d’Ennahdha, affirmant que le discours du chef islamiste tenu en février et diffusé en avril avait été manipulé avant d’être posté mercredi par des anonymes sur le net.
L’opposition a qualifié de très grave le contenu de la vidéo illustrant le double discours d’Ennahdha. M. Ghannouchi jette le discrédit sur des institutions, cet homme leur doit des explications, a réagi Issam Chebbi du Parti républicain (centre) sur radio Mosaïque FM.
Ennahdha a aussitôt affirmé que la rencontre entre son chef et un groupe de jeunes salafistes remontait au mois de février et que ses déclarations avaient été l’objet d’un montage pour les sortir de leur contexte. Rached Ghannouchi y opposait les salafistes qui doivent préserver leurs acquis avec sagesse aux laïques qui peuvent rebondir après leur échec aux élections d’octobre 2011.
Il mettait en garde contre la résurgence du Rassemblement constitutionnel démocratique (RCD) de l’ex‑président Ben Ali, dissous en mars 2011, déclarant que l’armée et la police ne sont pas sûres et que les RCdistes sont de retour. « Je dis à nos jeunes salafistes de patienter […] Pourquoi se précipiter ? Prenez votre temps pour capitaliser les acquis », ajoute‑t‑il, leur conseillant de créer des télévisions, des radios, des écoles, des universités …
Le président d’Ennahdha y déclare notamment que « les laïques en Tunisie, bien que minoritaires, ont la presse et l’économie sous leur contrôle » et que « l’Administration tunisienne, bien que sous le contrôle d’Ennahdha, est elle aussi entre leurs mains », se plaignant du « retour des RCDistes » et de la prépondérance de l’armée nationale. « Même l’armée et la police ne sont pas sûres », ajoute Rached Ghannouchi. Ce dernier conseille à ses interlocuteurs salafistes « d’être patients, de consacrer tout le temps nécessaire au changement et de ne pas se laisser griser par l’opportunité d’avoir quitté les prisons par milliers » car « tous les leviers et rouages de l’État sont encore aux mains des laïques ».
« Sachez bien, leur dit-il, qu’aujourd’hui nous disposons non pas d’une mosquée (sous-entendu pour les besoins du prosélytisme) mais d’un ministère des Affaires religieuses, non pas d’une officine mais de l’État »
La vidéo en arabe (l’image est hachée les premières secondes, ensuite tout rentre dans l’ordre !)
Source : Business News, leaders.com et TSA.